« Le bois ne manquait pas. Ils étaient sous le vent de l’île et le bois flotté était amassé sur la plage de galets comme des déchets sur l’estran. Il y avait des squelettes de sapins qui devenaient argentés, lisses et durs, et des carcasses de bouleaux qui pourrissaient, encore dans leur fourreau d’écorce blanche poudreuse. Des piles de branches plus petites séchées par le soleil et le vent qui se brisaient sur le genou de Jack dans un bruit de coup de fusil. »
Jack et Wynn, deux amis de longue date et étudiants, passent leur temps libre en pleine nature. Ces deux pagayeurs hors pairs sont sur le point d’entamer la descente en canoë de leur rêve, glisser sur l’échine du mythique fleuve Maskwa, au nord du Canada. Ils sont aguerris, unis comme des frères d’arme, et possèdent toutes les connaissances requises pour passer deux semaines sublimes, entre rapides agressifs et paysages fabuleux. Mais lorsque dès le début, ils détectent un gigantesque feu de forêt qui pourrait croiser leur route, la balade aquatique prend une tournure dramatique.
J’ai lu La rivière dans mon lit, le soir, bien installé sous la couette, avec la fenêtre ouverte pour laisser entrer les sons de la nuit. J’ai lu ce roman sur la terrasse, sous la glycine, dans le canapé moelleux du salon, et un peu dans les toilettes. Il m’a suivi partout, collé à ma main qu’il était. Collé à lui que j’étais. Entre Jack, Wynn la rivière et moi, ça a collé tout de suite. Ces deux jeunes hommes sportifs m’ont plu immédiatement. Leur entente, leur connaissance de l’intime, le déjà long chemin qu’ils avaient fait ensemble, leur façon de décrypter les silences de l’autre, ses gestes spéciaux, ses coups d’œil, les expressions du visage, ce tableau sublime de l’amitié m’a séduit au plus haut point.
Et puis j’ai pagayé, j’en ai chopé des cals aux paumes, des crampes aux épaules et aux deltoïdes. Comme eux, je me suis délecté des paysages sauvages, j’ai mangé des myrtilles cueillies au fil de l’eau, usé mes yeux sur ces versants recouverts de sapins, de ces gorges échevelées, de ces décors surgissant comme des surprises offertes aux regard des aventuriers. Parce que le sublime, ça se mérite. Alors j’ai pagayé, encore, pour gagner le droit de continuer l’aventure. Pour gagner le droit de savourer l’écriture fine et ciselée de Peter Heller. Lui, on peut dire qu’il sait décrire une région, qu’il sait capter ce qui est beau dans la nature, il sait ouvrir son cœur à l’émerveillement. Parce que l’émerveillement ça mérite, aussi, il faut se mettre dans les bonnes dispositions, ouvrir ses yeux mais aussi son cœur, être prêt à la rencontre avec l’inconnu. L’émerveillement vient toujours par surprise, encore faut-il accepter de l’accueillir.
Ce roman est haletant, mais pas dans le genre du thriller. Le thriller, vous savez, cette chose qui gigote sans cesse, rebondit pire qu’une super-balle, finit par vous épuiser tant il se passe des choses. Là, non. Le tour de force, le coup subtil, c’est d’instaurer immédiatement une atmosphère propice à l’inquiétude. Un danger encore lointain, mais à surveiller. Ainsi, l’auteur dépose ses petits cailloux le long des berges, des cailloux méchants, des cailloux qui sont exactement les mêmes que ceux que l’on déteste sentir dans notre chaussure. Peu à peu, la tension monte, et elle ne redescend jamais. On ne se méfie pas, parce que les paysages sont fantastiques, on y est, on voit les huards, les ours, les truites noires. On sent l’eau fraiche sur nous, les éclaboussures nous festonnent, le soleil nous rôtit durant de longues heures et la pluie nous attendrit aussi longtemps. Le danger est tapi quelque part, peut-être. Sait-on jamais ? Qu’y a-t-il derrière ce banc de brume, ou masqué par le dense rideau végétal qui borde le lit impétueux de la rivière. Où en est l’incendie ?
On descend et la pression monte. L’autre voyage offert par Peter Heller, c’est celui de l’amitié, et plus précisément de l’amitié mis à l’épreuve par les difficultés, l’imprévu, le grand danger. Cette descente raconte cela aussi, ce qui se passe quand ça devient compliqué, qu’il faut faire des choix importants, décisifs, des choix guidés par des principes et des valeurs. Jack et Wynn, s’ils sont inséparables n’en sont pas moins différents.Et s’ils en avaient vaguement conscience, ils vont s’en rendre compte lors de ces jours en pleine nature, loin de tout, des humains, de la civilisation. Des questions sont posées, comme des rochers lourds dans le courant. Quelles sont les limites à l‘humanisme ? Jusqu’où va la solidarité ? Où se trouvent les limites ? Ce roman pose des questions essentielles, du genre qui fâchent : qui est-on vraiment ? Les actes sont-ils fidèles aux paroles et aux beaux discours quand on est dans le dur ? L’eau coule, et les masques tombent.
Ce roman est bien plus qu’un récit sur une descente en canoë. Bien sûr, par la tension croissante, par l’angoisse magnifiquement créée, on pense au cinéma, à La rivière sauvage, à Délivrance. Comment ne pas y songer. Ce sont des références sur lesquelles s’appuie le roman, mais il s’en affranchit aussi, à sa manière. Il taille sa propre route et gagne sans peine sa place au Panthéon des romans noirs d’aventures, aux côtés des deux autres cités. Il nous démontre que si l’on n’est pas grand-chose au milieu des autres, on est moins que rien dans la Wilderness, et que si quelque chose dérape, ça peut très vite devenir une question de vie ou de mort.
Peter Heller réalise un tour de force, celui de construire un roman fascinant, addictif en prenant son temps, en se laissant dériver dans des grands calmes de poésie, dans des espaces descriptifs bien sentis, entre deux rapides violents. C’est très beau, mais ne vous y trompez pas, le danger est bien là.
Embarquez sur le canoë, soyez prêts au pire, soyez prêts, tout simplement.
Traduit de l’anglais par Céline Leroy.
Seb.
La Rivière, Peter Heller, Actes Sud, 295 p., 22€.