“Et lorsque l’homme passe son bras au-dessus des épaules du garçon, derrière le repose-tête, ne dirigeant plus l’auto que d’une main souple et experte, il semble au fils être parvenu à conquérir un peu de sa considération, peut-être même de sa sollicitude, que le père qui, quelques instants plus tôt, représentait encore pour lui un bloc ésotérique, hostile, s’ouvre à lui, ou lui signifie par ce geste enveloppant qu’il le reconnaît et lui laisse entrevoir l’accès à cette part secrète qu’est son cœur solidement muré, inatteignable, mais aussi qu’il le protège désormais.”
Ma première rencontre avec Jean-Baptiste Del Amo fut avec son précédent roman, Règne animal. J’en étais sorti exsangue, le cœur noirci, et aussi très impressionné par son écriture d’une rare beauté. Si vous n’avez pas lu ce roman paru en 2016 chez Gallimard, vous pouvez encore vous rattraper.
Aujourd’hui je viens à vous pour parler de Le fils de l’homme. Un roman au moins aussi noir que le celui d’avant, et tout aussi beau. De quoi traite-t-il ? D’un père qui refait surface dans la vie de son fils et de sa compagne après plusieurs années de silence. Mu par un projet abstrus, il les emmène dans la montagne où il a grandi avec son père irascible, aux Roches, un lieu loin de tout, très rustique, un endroit qui a marqué son passé et dont il compte faire le point de départ d’une vie nouvelle. Comme une revanche. Faire table rase du passé, mais avec les ruines de ce même passé. Mais l’homme est blessé, une plaie qui ne se voit pas, mais qui le taraude et le fait s’enfoncer dans un monde imperméable aux autres. Peu à peu, la mère et l’enfant se mettent à le craindre, à se soumettre, à éprouver la peur. Loin du monde, perdus dans la montagne, ils se sentent pris au piège.
Il est des blessures qui ne guérissent jamais et qui compromettent toute chance de rédemption. Le père en est là, lorsqu’il revient aux roches avec son fils et sa compagne. Jean-Baptiste Del Amo nous offre un personnage bien cabossé, taciturne, encore capable de communiquer, mais pour combien de temps. Au travers des gestes, ou des non-gestes, des paroles, ou des silences, des mots non prononcés, il construit un homme en proie au doute et à la douleur, mais dont on sent malgré la couche de souffrance qu’il souhaite se racheter. Ce combat intérieur est subtilement mis en scène et raconté.
Mais les deux autres personnages de ce roman très resserré, la mère et le fils, ne sont pas en reste. Deux êtres qui s’appuient l’un sur l’autre, deux êtres pétris de doutes, d’inquiétudes et d’angoisse. Ils ont vécu si longtemps tous les deux que le père n’est qu’un vague souvenir, surtout pour l’enfant. Tout cela est finement suggéré, sans gros effets, par le truchement de scènes bien trouvées et bien pensées.
Avec ce roman âpre et sec, l’auteur nous parle des héritages, ceux qui ne passent pas chez le notaire mais font basculer les vies avec des droits de rédemption en guise de droits de succession. L’héritage de la violence, plus encombrant qu’un paquebot, plus salissant pour l’âme que le charbon du nord. On ne le dira jamais assez, tout se jour dans l’enfance. Certaines choses ne peuvent être effacées, certaines parties ne peuvent être rejouées, et dans le match banal de l’existence cela devient un sacré handicap. L’enfance du fils, celle du père en miroir, et la nôtre en creux, pour comparer et éprouver l’empathie, avec ce que nous avons emporté de cette enfance, ce que nous en avons fait.
Del Amo nous montre de quelle manière la transmission se réalise. C’est douloureux. Il met aussi en lumière le mécanisme de l’emprise, cette façon de prendre le pouvoir, ou de le recouvrer. C’est dans les face à face qu’apparaissent les caractères, et les failles aussi. Trainer ses croix trop lourdes est déjà un fardeau pénible, mais quand les obsessions s’en mêlent, ça devient très compliqué. La narration changeante rafraîchit le récit, elle ne nous perd pas et rend les personnages encore plus humains dans leurs défauts et leurs névroses.
Ce drame se joue dans un paysage somptueux, un personnage muet et indifférent à ce qui se joue, parce que la nature n’intrigue jamais, elle se contente d’être là. L’auteur n’a pas lésiné sur les descriptions, ça tombe bien, j’adore ça… enfin, j’adore ça lorsque c’est bien fait. C’est le cas ici, le style léché de Jean-Baptiste Del Amo réhausse tout, les torrents, les pics, les oiseaux, la rosée qui perle sur les herbes dans les premières lueurs. Mais aussi les gouttes de sang qui perlent sur les cœurs écorchés.
(…)l’un d’eux, un brocard, dont les bois sont tombés à l’automne, se redresse pour guetter alentour, se fige, hume, souffle à plusieurs reprises, son haleine blanche en suspension au-dessus de son crâne comme s’il venait d’expirer son âme.
Ce Fils de l’homme, c’est un roman sur la condition humaine. On fait ce que l’on peut avec les moyens que l’on possède. C’est tout. Il en livre sa version page 137 :
Car les hommes, plus qu’aucune autre bête peuplant cette foutue terre, naissent avec ce vide en eux, ce vide vertigineux qu’ils n’ont de cesse de vouloir désespérément combler, le temps que durera leur bref, leur insignifiant, leur pathétique passage en ce monde, tétanisés qu’ils sont par leur propre fugacité, leur propre absurdité, leur propre vanité, et quelque chose semble leur avoir fourré dans le crâne l’idée saugrenue qu’ils pourraient trouver dans l’un de leurs semblables de quoi remplir ce vide, ce manque qui préexiste en eux.
Ce roman riche en nature humaine, en nature tout court, a de bonnes chances de vous régaler, de vous étreindre à sa façon, sèche et rude. Mais attention, il vous faut aimer les très longues phrases. C’est le style de l’auteur, et si chez certains ça peut vite devenir pénible, lui, maîtrise cet art parfaitement. Grâce au rythme, grâce à la ponctuation placée au bon moment, grâce aux images qui naissent. Laissez-vous porter.
Seb.
Le Fils de l’homme, Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 240 p. , 19€.
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