Tout d’abord, on hésite sur le genre de ce récit : nouvelle ? Court roman ? Longue mélopée en prose ? Et puis en fait, finalement, on se moque de savoir ce que c’est. Parce qu’au bout de quelques pages, on a juste le sentiment d’avoir entre les mains un grand livre, un très grand livre. Et ça, c’est un genre à part – et il n’y en a pas tant que ça. Il faut très peu de temps pour avoir le sentiment du chef d’oeuvre : les premières pages, sublimes et crépusculaires, campent à la fois le paysage et le personnage principal, qui ont pour point commun d’être seuls, isolés, coupés du monde, et de tous les deux attendre la mort, la mort du corps pour l’un, la mort des pierres pour l’autre.
« Vu du coteau, Ainelle est suspendu au-dessus du ravin, telle une avalanche de lauzes et d’ardoises torturées, et ce n’est qu’aux vitres et aux ardoises des maisons les plus basses – celles qui ont roulé, attirées par l’humidité et le vertige de la rivière – que le soleil parviendra à arracher encore un dernier scintillement. Mais le silence et le calme seront absolus. Aucun bruit, pas la moindre fumée, pas une présence ni l’ombre d’une présence dans les rues. Même pas le tremblement imperceptible d’un rideau ou d’un drap suspendu au-devant de l’une des nombreuses fenêtres. Ils ne pourront deviner au loin aucun signe de vie. Et cependant, ceux qui regarderont le village des hautes terres dénudées de Sobrepuerto sauront qu’ici, dans ce grand calme et ce grand silence, parmi toutes ces ombres, moi, je les aurais vus et je les attendrai. »
Le village, tout d’abord, c’est Ainielle. Un village perdu dans les montagnes du nord de l’Espagne, en Aragon, et qui existe vraiment. Juste avant de mourir, en un long monologue qui parcourt le passé, le personnage principal, également narrateur, nous raconte dans ce sublime chant funèbre la désertion progressive de tous les habitants, allant chercher travail et vie plus confortable dans les villes lointaines qui offrent le confort, l’eau courante, l’électricité, le grand rêve moderne. Tous, un par un, ont quitté le village sous les yeux désespérés du narrateur et de Sabina, sa femme ; tous, y compris Andres, son propre fils, qui préférera recevoir la malédiction de son père et ne jamais le revoir, plutôt que de rester là. Lui, têtu, entier, fidèle à cette terre qui se meurt, refuse d’en partir, quitte à provoquer le drame : sa femme, ne supportant plus ce simulacre de vie, finit par se pendre, laissant alors le narrateur définitivement seul, avec son chien pour seule compagnie.
Les jours, les semaines, les mois passent alors et le narrateur, seul, contemple sa solitude en attendant la mort. Il affronte l’isolement, les fantômes (celui de sa femme, celui de sa mère), la neige, la faim, mais rien ne le fait renoncer à son poste de vigile entêtée qui contemple, sans rien pouvoir faire, un monde – le sien – qui s’écroule. Peu à peu, paysage et personnage se mêlent, leur destin s’imbrique. Et la pluie jaune du titre, qui tombe sur le village, c’est aussi le poison de la mort qui se distille peu à peu dans les veines du narrateur.
Il y a bien longtemps que je n’avais pas admiré à ce point chaque mot employé, chaque tournure de phrase, une respiration et un rythme de l’écriture pouvant faire penser à la définition de la perfection. Se situant quelque part entre roman poétique et western métaphysique, entre Marcel Proust et Pale Rider, ce long chant funèbre déborde paradoxalement d’une énergie vibrante et rend un hommage sans faille à la vie. Sa structure, cyclique comme le renouvellement sans fin des générations, ne donne qu’une envie, à peine le dernier mot lu : reprendre la première page et en recommencer la lecture.
Traduit de l’espagnol par Michèle Planel.
Mélanie.