« On arriva au bout de l’étendue de lande humide. Sur une dizaine de mètres on dépassa des bouleaux jeunes, guère plus hauts qu’un homme debout, puis aussitôt on se trouva au milieu de grands arbres bruissants, bouleaux et peupliers surtout, et de taillis. Le groupe se desserra. Il y avait des flaques d’eau. Vers le nord-est on entendit encore quatre ou cinq coups de fusil lointains, en pétarade molle. Un peu plus tard on se dispersa délibérément. On chassait depuis trois heures de temps et l’on n’avait encore rien tué. On était frustré et de mauvaise humeur. »
Je trouve que ce passage est assez caractéristique du style de Manchette. Il contient son ADN ; Il y a tout ce qu’il faut, il n’y rien en trop, l’auteur ne s’embarrasse pas de fioritures, et, quand on pense en avoir décelé une, on s’aperçoit en continuant, qu’elle n’était pas là par hasard. C’est le cas pour l’adjectif « bruissants ». Mais quand on relie celui-ci avec « des flaques d’eau » et « pétarade molle » et qu’on termine avec la dernière phrase, on obtient une atmosphère à nulle autre pareille qui convoque nos propres souvenirs, quand enfant ou plus tard, nous entendions la rumeur lointaine de la chasse.
Fatale n’est pas le roman le plus connu de Jean-Patrick Manchette. Il est paru en 1977. C’est un expresso, très serré, dense, dépouillé. On sent très bien l’arôme et toute son amertume. Entre la pluie, la province, la description de cette ville côtière où se délite le gratin de la bourgeoisie locale et les passages nocturnes ou règnent en maîtresses les rues luisantes de pluie, on est absorbé par les lieux et le récit.
Ce roman noir raconte l’histoire d’Aimée, tueuse professionnelle et désespérément seule, qui arrive dans une petite ville de province, telle qu’on en connaît des dizaines, percluses dans les magouilles et l’égout de l’entre-soi. Elle arrive dans cet endroit pour faire le ménage, et ça va faire du grabuge !
Outre le personnage central de la tueuse qui est dessiné à la manière d’un peintre, la description de cette ville de province est une pure réjouissance. On y retrouve les tares habituelles de ce genre de cité, avec ses bourgeois affables crevant de peur de perdre leur statut social, corrompant à tout va, salissant le peu d’honneur qui leur reste et se compromettant avec tous ceux qui peuvent les servir. Les relations fausses et les sourires de circonstance sont un régal pour le lecteur. La description d’une inauguration un soir, en est un superbe et jouissif exemple. Manchette nous restitue avec un immense talent cette ambiance-là, ce système « notabilisé » qui régente les sous-préfectures, avec ses rapaces qui ont pignon sur rue, qui affichent des sourires aimables devant des dentitions de carnassiers. Bien évidemment le sexe est partout, il mène les hommes et les femmes plus sûrement que le fric, et souvent, là où l’on trouve l’un, on débusque l’autre. Impossible de ne pas penser, pour les cinéphiles, à l’excellent Coup de tête, de Jean-Jacques Annaud, avec le fantastique et regretté Patrick Dewaere (je remonterais bien volontiers le temps pour l’empêcher de se tirer un coup de carabine dans la bouche, putain !). Voilà, avec Fatale, nous sommes dans ce genre de ville, qui bruisse de ragots, frissonne de rumeurs, s’étouffe à force de taire des secrets. J’ai aussi pensé à Série noire, encore avec Dewaere, un film tiré d’un roman de Jim Thompson.
Manchette a tellement bien réussi son coup que j’ai la vague impression, mais tenace quand-même, d’avoir traversé ce roman dans une pénombre perpétuelle et sous un crachin quasi permanent que n’aurait pas renié Georges Simenon.
150 pages de personnages hauts en couleurs, truculents pour certains, visqueux pour d’autres, veules et lâches, sanguins et tourmentés, il y en a pour tous les goûts (ou tout l’égout).
Ce roman affiche comme d’autres avant lui la filiation au Hard-boiled, celui de Hammett, et ça ne dépare pas.
On peut épurer et provoquer quand-même le surgissement d’images, de sons, d’odeurs. Comme page 94 : Il faisait doux. Le ciel gris était bas et lisse. On entendait les pulsations d’un tracteur, au loin dans les chaumes.
Avec ce passage, vous pouvez constater tout le travail de forçat du romancier. Des phrases qui semblent anodines au premier abord. Mais la nature est partout. Le décor parfaitement planté. Et les mots « pulsations » et « chaumes » qui font tout le boulot. Chapeau.
En sucrerie gourmande, vous aurez, si vous achetez le poche en folio, une postface de Jean Echenoz, et ça aussi, ça vaut le détour.
Exceptionnellement, en hommage à celui que je viens de chroniquer, j’ai fait bref.
Seb.
Fatale, Jean-Patrick Manchette, Folio Policier, 160 p., 5€90.
À noter, une superbe et fidèle adaptation en BD :