Punaise, quel bouquin !
Quelle construction ! Quelle narration !
Je suis entrée dedans sans rien savoir de l’intrigue, et je ne t’en dirai rien. Tu sais déjà qu’intrigue il y a.
Je ne savais rien non plus du genre auquel m’attendre. Roman social ? (mais est-ce qu’un roman ne l’est pas toujours). Chronique de la vie ordinaire ? Rurale ? (ça se passe dans un hameau, il y a des vaches et une étable, et un chien). Urbaine ? (ça se passe en bordure d’une ville qu’on dirait sans vie, où il y a une imprimerie, des putes et des cafés). Familiale ? (il y a l’enfant, la mère, le père, et la voisine). Polar ? (ça commence chez les flics).
En le refermant, je me dis que je le mettrais volontiers rayon Thriller.
Je suis entrée dedans sans savoir à quoi m’attendre, prête à me laisser balader.
Ça tombait bien parce que balade il y a. Balades phrasées, phrasiales, je ne sais pas comment on peut dire.
Des monologues intérieurs aux didascalies intégrées. Mais, quelle prouesse, c’est jamais embourbé !
Longtemps j’ai cru qu’avoir un esprit d’escalier, c’était avoir un esprit à tiroirs en plus tarabiscoté. Ça veut pas du tout dire ça, mais je garde l’idée, tu permets ? Ce serait comme une balade d’escalier en escalier, un truc à la Escher, l’absurde en moins, y a pas d’absurde, une balade d’escalier en escalier, qui te fait visiter le paysage, vu d’en haut, vu d’en bas, vu de sur le côté, sans jamais te fatiguer, les marches sont super bien taillées.
Des temps de verbe qui te posent ça et là les origines, d’autres qui disent ce qui se passera, et c’est comme ça que c’est raconté, en jouant l’air de rien, de toutes petites fois, avec le « peut- être que ça pourrait se passer comme ça », une petite bifurcation quasi invisible et quasi fugace vers le conditionnel.
Et graduellement le décor se pose, on est passé de tête en tête, un peu comme une puce passerait de chien en chien, à expérimenter comment l’un et l’autre s’organise avec ses bonnes consciences et ses mauvaises consciences, ses fatigues et ses rigidités, ses enthousiasmes aussi, avant qu’ils ne soient avortés.
Et au détour d’une page, au milieu de la cour, paf !
Le petit truc qui dérange. Le petit grain qu’est pas à sa place.
C’est monté en graines, t’as rien vu venir.
Et ça va continuer à grimper.
Tranquillement. D’abord, tu ne sais pas que c’est là, ça y est.
Et tu ne sais pas non plus que tu es ferré.e.
La narration ne change pas, il y a toujours cette façon de se promener de l’un à l’autre, il y a juste ce temps qui, soudain, est ramassé. Une légère accélération, indécelable, à peine une accentuation.
Le chien est parti faire le fou quelque part, ça peut lui arriver, ça lui est déjà arrivé – enfin, ça n’arrive plus depuis longtemps, c’était quand il était très jeune, mais ça, cette idée qui lui vient, elle veut la renvoyer très loin en arrière de son cerveau, la dissimuler dans un espace obscur et non révélé, non dit, pas question de se laisser déborder par ça, non, elle ne veut pas céder à ce sentiment qu’elle n’a jamais éprouvé dans sa maison. Jamais elle n’a eu peur ici. Alors elle fonce jusque devant la table de la cuisine et essaie, bon, on en est où, qu’est-ce qui me reste à faire, ah oui, la tarte, les pommes, finir le nappage du gâteau au chocolat. Ses mains essaient de prendre le contrôle sur ce qui se passe dans la cuisine, les laissant orchestrer le temps, le rythme, car c’est à elles de diriger les opérations, ces mains très sèches et desquamées à cause de la peinture et de l’essence de térébenthine – elle n’a jamais fait très attention et ses mains ne sont pas en bon état, un peu trop rouges, comme brûlé à certains endroits. Elle les plonge dans la farine, il faut qu’elle fasse une pâte, qu’elle le malaxe, la roule, l’étale, il faut qu’elle fasse comment déjà – soudain, elle ne se souvient pas des gestes qu’elle doit accomplir, elle qui les connaît pourtant si bien, voilà qu’elle les oublie, qu’ils lui échappent, qu’elle ne sait plus comment les appeler à elle, parce que c’est comme si son corps se mettait à lui dire que ce n’est pas important, et bientôt il s’abstient de tout mouvement, de tout geste, la retenant au bord de la table, debout mais comme figée […]
Pourtant ça ne peut pas durer et rester encore dans cette zone indécise, elle a besoin de netteté alors elle se frotte les mains contre son tablier et laisse échapper un oh, merde, en guise de ras-le-bol, ou bien comme si elle avait oublié une casserole sur le feu, et vite elle se dirige non pas vers l’atelier ni vers la chaîne hi-fi, mais plus loin, dans le petit couloir qui mène à l’arrière de la maison, là où elle lave son linge et l’étend les jours de pluie.Elle essaie de ne pas remarquer comment elle le fait avec une certaine rapidité ou nervosité, comme si elle prenait son temps alors qu’elle sent bine qu’elle va trop vite et qu’en elle l’agitation monte, qui lui commande d’aller plus vite encore et, en arrivant dans la pièce un peu sombre, elle regarde la porte ouverte et non pas fermée comme elle l’est à l’accoutumée, mêpe si ce n’est jamais à clé.
Et la tension qui grimpe. Pas le grand chambardement qui te laisse haletant, non. Ça monte à la manière d’une crampe insidieuse que tu n’as pas sentie venir, qui désenfle, qui reprend et qui recommence. Qui ne va plus que très légèrement desserrer son étreinte pour mieux couic.
Et cette fin…
Quasi cinématographique.
Pas un mot de trop.
J’ai fini accroupie entre les oreillers, les doigts crochés aux pages, à obliger mon regard à ne pas sauter à la dernière ligne.
Ensuite il a fallu dormir et j’ai pas pu tout de suite.
Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 640 p., 24 €.