On se laisse parfois impressionner par l’épaisseur d’un roman, préférant le mettre de côté au profit de textes plus courts afin de rattraper un peu les lectures en retard. A cet égard, la période de confinement que nous avons connue cette année a permis à certains de ces ouvrages délaissés de se rappeler à notre bon souvenir. C’est précisément le cas du dernier roman de Joyce Carol Oates, auteure prolifique s’il en est. Les précédentes tentatives de découvrir l’oeuvre de cette figure incontournable des lettres américaines n’ayant pas été convaincantes, il était d’autant plus difficile de se plonger dans les 850 pages de ce Livre des martyrs américains. Et, il faut bien se l’avouer, on serait ainsi passé à côté d’un des très grands romans de 2019.
Muskegee Falls, Ohio, 2 novembre 1999. Luther Dunphy, soldat de Dieu, comme il aime à se considérer, tue d’un coup de fusil le Dr Augustus Voorhees alors que celui-ci se rend au Centre des femmes dans lequel il travaille et pratique des avortements. Voorhees est tué sur le coup, ainsi que l’homme qui veillait à sa sécurité.
Joyce Carol Oates ne s’embarrasse pas de préambule : le roman commence par l’assassinat du médecin au nom du droit à la vie pour lequel milite Dunphy. Deux hommes, deux visions du monde qui s’opposent, un débat / combat qui n’en finit pas d’agiter la société américaine… La romancière, qui s’inspire de faits divers réels survenus ces dernières années aux Etats-Unis, s’empare à son tour du procès fait aux « médecins avorteurs » et du recul marquant des droits des femmes dans certains états depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Galvanisées par les déclarations à l’emporte pièce du président, les factions « prolife » font entendre leurs voix et, si elles n’appellent pas directement au meurtre, convainquent néanmoins certains esprits fragiles de commettre l’irréparable, faisant d’eux des martyrs de la cause. Dans l’autre camp, celui où l’avortement est un droit au même titre que celui des femmes à disposer de leur corps, Voorhees acquiert également ce statut de martyr.
Si Un livre de martyrs américains s’avère aussi puissant et réussi, c’est avant tout parce que l’auteure se garde bien de tout manichéisme. Là où l’on aurait pu s’attendre à une charge violente et aveugle contre ces fous de Dieu qui terrorisent les femmes enceintes et menacent ou assassinent des médecins, Oates préfère s’attarder d’abord sur les figures des deux hommes au centre du récit, avant d’élargir le portrait à leurs familles respectives et aux parcours de celles-ci. Avec un talent et une acuité impressionnants, elle livre ainsi un tableau complexe et réaliste, sorte d’instantané de la société à laquelle elle appartient. Ne se départissant à aucun moment de humanité et de l’intérêt qu’elle nourrit pour ses semblables, elle dépeint ainsi Luther Dunphy comme un homme dont le sentiment de culpabilité et le manque de caractère font de lui une cible de choix pour l’Eglise missionnaire de Jésus de Saint-Paul. Rapidement convaincu du bien-fondé de la lutte contre l’avortement, il se laisse persuader par les théories du professeur Willard Wohlman, célèbre activiste rencontré par le biais de l’Eglise. Plus que des parcours individuels, ce sont ces mouvements religieux puissants et suivis, cette American Coalition of Life Activists que tend à dénoncer l’auteure, en insistant en particulier sur le fait que rien n’est fait pour freiner d’éventuels excès de zèle. Au contraire, quelques évangélistes s’appuient sur les faiblesses de certains de leurs auditeurs et parviennent à garder les mains propres en les poussant insidieusement à passer à l’acte. On le sait, la liberté d’expression est toujours à double tranchant, et ces gardiens de la foi en jouent habilement.
Par ailleurs, Joyce Carol Oates ne fait pas du Dr Voorhees un personnage héroïque et flamboyant, préférant la nuance et les zones d’ombre et parvenant ainsi à donner de l’épaisseur et de la complexité à cet homme mort pour la cause qu’il défendait. Au-delà de ces deux hommes, l’auteure s’attarde sur les conséquences de la mort de Voorhees au sein des deux familles, décrivant avec une précision d’entomologiste la déflagration vécue par l’entourage de l’assassin et celui de sa victime. Véritable roman choral, Un livre de martyrs américains multiplie les points de vue et parvient à rendre concrète la complexité du débat, l’impossibilité pour les deux camps de trouver un terrain d’entente.
« Ce sont des gens désespérés, des chrétiens fondamentalistes. On ne peut pas s’interposer entre des gens désespérés et leur Dieu : ils vous mettront en pièces. Par définition, un martyr est un idiot ».
Oeuvre d’une romancière au sommet de son art, Un livre de martyrs américains impressionne par son ampleur et sa richesse. Joyce Carol Oates semble avoir capté l’essence du débat et, à travers lui, un instantané de la société américaine contemporaine, tiraillée par de multiples tentations et désaccords sur les braises desquels soufflent nombre de manipulateurs. Au plus près de ses personnages, elle livre un texte inoubliable et des portraits frappants de justesse, nuancés comme seuls peuvent l’être des humains.
Essentiel.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban.
Yann.
Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey, 862 p. , 25€.