« J’avais cinquante-six ans en 1977. Mais j’avais une peur panique qu’on me crève comme on le faisait avec la jeunesse suspecte. Les premiers cheveux blancs, ça ne vous en épargnait pas. Je vivais, comme tout le monde, dans un état de terreur. Ceux qui avaient la foi n’avaient plus que la consolation de la prière. Mais qui invoquer quand Dieu ne bénit que les riches ? »
Après Basse saison et L’employé, 1977 est le troisième roman de l’argentin Guillermo Saccomanno à paraître chez Asphalte. Sorti début mars, ce roman, comme tant d’autres, a manqué disparaître corps et biens dans l’espèce de faille spatio-temporelle que constitua la période de confinement des mois de mars et avril derniers.
Pays à l’histoire politique et sociale particulièrement chaotique, l’Argentine a vu durant le XXème siècle défiler à sa tête nombre de dictateurs et de juntes militaires, parvenus au pouvoir à la suite de renversements et de coups d’état sanglants. Riche en épisodes sombres, l’histoire se prête particulièrement au roman noir et Guillermo Saccomanno l’a bien compris, lui qui s’attache à faire un portrait de son pays natal à travers des textes traversant les époques.
Après le coup d’état du 24 mars 1976, le gouvernement d’Isabel Péron est renversé et le général Videla s’empare du pouvoir. Soutenu par les Etats-Unis et le FMI qui lui feront crédit de millions de dollars, il dirige le pays à la tête d’une junte militaire qui met en place un système d’une rare férocité, même pour les Argentins, qui en ont pourtant vu d’autres. Enlèvements, séquestrations, tortures à grande échelle, le régime ne recule devant aucun moyen pour asseoir sa totale domination, au nom d’une lutte contre une subversion communiste pourtant quasi inexistante.
C’est au coeur de cette « guerre sale » que vit Gomez, professeur de littérature, qui verra un de ses étudiants raflé sous ses yeux en plein cours. S’efforçant jusque-là de rester discret en raison de son homosexualité, plutôt gênante aux yeux des gouvernants, Gomez va ouvrir les yeux sur la réalité qui l’entoure et tenter de retrouver la trace du jeune homme. Précipité malgré lui dans une action qu’il ne souhaitait pas réellement, Gomez va finalement accueillir chez lui un couple de jeunes dissidents et mettre en jeu sa sécurité, déjà menacée par sa liaison avec un policier aussi malsain que violent.
1977 impressionne par sa description d’un pays au fond de l’abîme, traumatisé par la violence et la terreur, le mensonge et la suspicion. Mais il constitue surtout une plongée dans les angoisses et les doutes d’un homme perdu, rongé par la peur et la culpabilité de ne pas agir, écartelé entre son instinct de survie et une morale vacillante mais omniprésente. Gomez n’est pas un héros, il n’est pas un monstre non plus, seulement un être humain luttant pour rester debout dans un monde qui semble s’effondrer en permanence autour de lui. Roman noir, très noir, 1977 livre le portrait sans concession d’un pays muselé et constitue également un texte fort sur la perte et la disparition. Seul bémol, on regrettera quelques longueurs qui nuisent à l’impact du récit en se perdant parfois dans les interrogations et les peurs de Gomez.
« Je tente de ne pas porter de jugement : sous la terreur, chacun fait comme il peut. Mais chacun a le choix aussi : oublier ou se souvenir. Et se souvenir pour faire quoi. Il faut survivre avant tout. Survivre pour pouvoir dire ce qui s’est passé. Même si raconter ne guérit pas le mal qu’on a subi. Cependant, raconter soulage. Comprendre, voilà ce que je cherche à faire. Mais pourquoi une victime doit-elle porter l’obligation morale de comprendre ? Et puis surtout : qui comprend jamais les victimes ? ».
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont.
Yann.
1977, Guillermo Saccomanno, Asphalte, 297 p. , 21€.