« Ils le soulevèrent en le prenant sous les bras. Ses pieds pendaient, comme désossés. Les flics vacillèrent sous l’assaut de son odeur corporelle. Des poulets morts pourrissant depuis trois jours au soleil ne sentaient pas aussi mauvais. Des éléphants décomposés dans les plaines africaines ne tenaient pas la comparaison. Les flics eurent un haut-le-cœur et s’efforcèrent de le soulever. Il restait là, immobile, aussi mou qu’une nouille chaude, à exhaler tranquillement sa riche puanteur, pestilence au-delà de la décomposition et qui donnait le vertige, un parfait exemple de protestation non violente. Ils traversèrent la place au cœur de la nuit, traînant leur prisonnier, infortunées victimes, comme lui, des circonstances, conspués et sifflés par les étudiants, luttant avec cette carcasse crasseuse et infecte comme deux mules épuisées. »
Gary est un adolescent, simple lambeau d’une famille sans logis soumise à l’emprise d’un patriarche alcoolique et fainéant. Il rêve d’une autre vie. Lors de son errance dans le Mississippi, il va croiser le chemin de Joe, quadragénaire abimé qui fait tourner une petite entreprise de déforestation. Gros buveur et bagarreur, il ne reste pas insensible au sort de Gary, et y verra peut-être une occasion de se racheter de sa vie en ruine.
Lorsque j’ai lu les dix premières pages, j’ai tout de suite songé à la famille Joad des Raisins de la colère de Steinbeck. Bien que la période ne soit pas la même, que la famille Jones soit la seule sur la route, l’atmosphère, les descriptions, le soleil de plomb qui semblait comme une double peine à ces vagabonds, tout me portait à me référer au grand livre de John Steinbeck. Il y a je ne sais quoi dans Joe qui clame une sorte de filiation, volontaire ou pas, en littérature on ne sait jamais vraiment. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y a du Tom Joad dans Gary Jones, parce que Gary n’est pas un révolté, mais comme Tom, il est la poutre qui soutient la famille, et il rêve de vivre mieux. Ses années d’errance sur les routes, d’est en ouest, du nord au sud, n’ont été que des promesses falsifiées où se délitait le rêve américain, phagocyté par l’ivrognerie de son père et le poids de sa famille qui l’entrainait toujours plus au fond.
Dans Joe, Larry Brown organise la rencontre de deux beaux personnages. Par « beaux » j’entends intéressants et puissants. Deux profils différents, deux cas particuliers. Différents mais complémentaires par certains points, liés par une alchimie fluctuante. Gary donne à Joe la possibilité de voir le gamin qu’il avait été, puis de réfléchir à ce qu’il est devenu. Alors qu’il sombre doucement dans l’alcool et la violence, qu’aucun rêve ni but réel n’éclaire sa vie, il se trouve face à la possibilité de bien agir, tendre la main, faire le bien, pour peu que cela signifie encore quelque chose pour lui. Joe est une grosse et solide branche en travers du torrent de son existence, la première bouée qu’il aperçoit depuis des années. Joe à la dérive qui rencontre Gary le vagabond. Il y avait peu de chances que cela donne du bon ou du beau. Mais l’humain est aussi imprévisible qu’instable. Les cœurs griffés saignent toujours un peu, et sous la croute perdure la douleur. Ce Joe, par certains côtés est un descendant de personnages de Faulkner, de ceux qui tournent mal et qui nourrissent une appétence véritable pour le drame.
On perçoit dans l’écriture toujours aussi sublime de Larry Brown, un véritable amour pour ses personnages. Même avec les réputés mauvais, il se montre magnanime. Comme s’il ne souhaitait pas débouler dans leur intimité, il les fait agir et ne donne pas trop de raisons à leurs actes et décisions. En cela, il fait activement participer le lecteur, il l’implique, le contraint à comprendre, à essayer. Dans la vie, les actes en disent toujours plus long sur les gens que ce qu’ils disent.
Il y a toujours ces éclairs Brownien, comme ici : La souffrance imprégnait si profondément ses yeux qu’elle en devenait une couleur… »
Joe est un roman sur la résilience, l’espoir. Il parle aussi du poids incommensurable de la famille, de la loyauté. Il insinue peut-être qu’une chienne de vie vécue à plusieurs vaut mieux qu’une chienne de vie subie seul. Joe nous raconte que la rédemption se mérite, qu’il faut se battre pour la gagner, que souffrir ne suffit pas, que commettre des fautes ne suffit pas. Quand on a creusé profond son propre trou, il faut saisir les occasions réelles de s’en extraire. Rien ne coule de source.
Larry Brown pose une grande question : L’intellect peut-il supplanter le caractère ? Un homme est-il voué à courber le dos devant ses instincts ? Y-a-t-il une autre voie ?
L’auteur nous offre un grand voyage entre rédemption et autodestruction. Vous n’en reviendrez pas sans stigmates.
Je vous laisse avec un des nombreux passages qui m’ont ébloui.
« Il sortit une bière de la glacière, l’ouvrit, baissa la vitre et passa son bras au-dehors. Il y avait de la bonne musique à la radio. Les arbres sombres enveloppaient la route d’un baldaquin luxuriant et les phares ouvraient une voie de lumière dans la nuit, dévoilant des opossums en balade, des lapins pétrifiés, de gros hiboux bruns plongeant vers les fossés. »
Traduit de l’américain par Lili Sztajn
Seb.
Joe, Larry Brown, Gallmeister – Collection Totem, 316 p., 10€.