J’ai croisé quelques fois Cyril Herry. Dans un café un après-midi d’hiver sur le plateau de Millevaches, à des rencontres organisées à la librairie Page et Plume à Limoges, sur des salons littéraires. L’homme peut apparaître un peu rude, voire sauvage, mais dès qu’il lâche un sourire on comprend qu’on ne risque rien. Cet auteur ne fait pas beaucoup de bruit. Il n’aime pas le bruit. Il travaille dans son coin, écrit, construit des cabanes, anime des ateliers qui tournent autour de l’écriture, avec des collégiens, des « aînés » comme on dit, dans des Ehpad. C’est aussi un des piliers des Nuits noires d’Aubusson. Photographe, romancier, éditeur, rencontre avec un homme qui a les pieds bien ancrés dans la terre et les yeux braqués sur les étoiles.
En exergue de Tempête Yonna, ton dernier roman en date, paru aux éditions IN8, il y a quelques lignes de Jean Giono. Des lignes très belles où l’on reconnaît immédiatement l’écriture de l’intéressé. Pour quelle raison cette entrée en matière ?
J’ai choisi ces lignes parce qu’elles parlent du loup. J’ai une fascination pour cet animal. Son évocation en exergue via les mots de Giono vise à poser une forme de décor symbolique, avant l’ouverture du roman. Les hommes et les femmes sont là, consacrés à leurs activités quotidiennes, soumis à leur propre nature humaine, pourvue d’orgueil, de passion et de faiblesses, et soudain un cri vient semer le trouble, le doute, la peur. C’est une peur inconsciente qu’on assimile au loup, mais qui a peut-être une autre origine. On ne sait pas. Tout ce qu’on sait, c’est qu’une ombre se met à roder autour du lieu de vie des hommes. Le décor est planté.
Dans Tempête Yonna, il y a ce passage : « Il y avait plus de chats que d’habitants et on n’avait jamais rien démoli, à Braconne. Aux décès, on s’était contenté de fermer les volets des demeures comme on clôt des paupières, et les portes comme des bouches. Et on était rentré chez soi. »
Rien que dans ces trois phrases, sourd une connaissance fine du monde de la campagne, des coins isolés. Le parallèle anthropomorphique que tu fais entre la façade des maisons et un visage humain est, je trouve, fameux. As-tu voulu dire que dans ces pays, quand l’occupant de la bâtisse disparaît, une part de la maison meurt aussi, d’une certaine façon ?
Oui, car ces vieilles maisons sont souvent le reflet des êtres qui y ont vécu. Presque tout est inscrit entre leurs murs. Par le passé, j’ai exploré bon nombre de demeures abandonnées, dont certaines avaient l’allure de petits musées figés dans la poussière et la pénombre. Les hommes étaient partis, mais les choses étaient encore là, telles que les morts les avaient laissées, à leur place, palpables mais usées, souvent irrécupérables. Les choses s’en vont plus lentement que les corps.
Ce roman débute après la tempête. Pourtant, la description de son passage aurait pu être un moment intense. Pourquoi ce choix ?
La première page et demi du roman décrit la tempête en cours, mais à un stade déjà bien avancé, c’est vrai. Quand j’écris, je tourne simultanément un film. Je suis réalisateur et cadreur. Et là, dans la salle obscure, après les mentions des producteurs dans le silence le plus complet, le film débute très brusquement : un boucan pas croyable et des branches et des ardoises qui volent dans l’air à l’approche de l’aube et dans les hurlements du vent.
L’histoire a déjà commencé, nous la prenons en cours. Tout simplement parce qu’on la connaît. Elle se déroule à notre époque, ici et maintenant. Les tempêtes et autres catastrophes naturelles sont de plus en plus nombreuses et fréquentes. Incendies, inondations, séismes, ouragans. On ne s’inquiète de leur fréquence que lorsqu’elles nous touchent directement, de plein fouet. J’entends par là qu’il faut avoir tout perdu et de l’eau jusqu’à la taille pour prendre conscience que ce qui se passe est grave. Dans le cas inverse, à distance, on décrète et on lève des fonds. On présente des condoléances aux familles des victimes et, à la rigueur, on envoie un ministre sur place en avion.
Ce qui m’intéresse, c’est « l’après catastrophe ». Et au travers du roman Tempête Yonna, j’ai le regret de redouter que cela puisse être encore pire qu’avant la catastrophe, en dépit des élans de solidarité que l’on peut constater une fois la tempête éloignée – élans réels qui ne durent pas très longtemps. L’individualisme et la convoitise reviennent vite au galop.
Toujours dans Tempête Yonna, il y a pas mal de très beaux passages décrivant des moments de vie, souvent à plusieurs. Des moments dans lesquels les personnages trichent un peu, font semblant, mentent, font comme ils peuvent. La comédie humaine dans toute sa splendeur et sa noirceur. J’imagine qu’il faut avoir beaucoup observé les gens pour écrire comme ça ?
Je passe beaucoup de temps à observer ce qui se passe autour de moi, mais je prends très rarement des notes en revanche. Je suis attentif aux gestes des autres, à leurs réactions, à des petits signes de rien du tout qui en disent long, au vocabulaire qu’ils emploient, que ce soit lors d’une soirée entre amis ou dans un restaurant, à la terrasse d’un café et dans l’épicerie de mon village, ou sur un quai de gare.
La comédie humaine que tu cites m’intéresse beaucoup. C’est la vie en petit groupe, avant la vie en société. En petit groupe composé de peu d’individus, nous consacrons beaucoup de temps à nous accorder aux autres, c’est-à-dire à un ensemble de personnes qui elles-mêmes font en sorte de s’accorder à ce que les autres leur renvoient. Et nous trichons, en effet. Nous jouons. Nous taisons, ou au contraire nous brandissons, selon les forces à l’œuvre.
En petit groupe, l’individu se sent exister. En société, il disparaît. Il est avalé par le nombre et une grande masse abstraite.
À ce propos, je rebondis. L’être humain semble avoir besoin des autres, de faire partie d’un groupe. Cependant, on observe dans nos comportements, des tendances très fortes à « penser individu », ce qui est dichotomique. Penses-tu que cela vienne de notre mode de vie et des sociétés que l’on nous fabrique qui modifieraient lentement notre instinct profond ancré dans le groupe pour nous pousser vers un fonctionnement individuel ?
Je pense que nous ne sommes pas plus individualistes qu’il y a trois siècles ou vingt mille ans. Seulement, aujourd’hui, c’est beaucoup plus visible. L’individu lambda dispose de très nombreux moyens pour se faire entendre et pour se montrer, pour exprimer ses opinions, sa colère, ses désirs, sa haine. En cela, il me semble que les réseaux sociaux sont un miroir très fidèle de notre société. Ces réseaux grouillent globalement de « moi je » qui brandissent leurs opinions et certitudes au milieu d’une immense foule inarticulée, ou qui tentent simplement de faire savoir qu’ils existent. Il y a de grandes détresses et d’infinies solitudes sur les réseaux sociaux, et ainsi à la base même de notre société, puisqu’elle se compose de dizaines de millions d’individus.
Page 152, il y a cette phrase : « Elle suivit le petit chemin qui menait au sommet du pré, sans se retourner, et se fit gober par l’obscurité. » À première vue, c’est une phrase anodine. Mais si on y regarde de plus près, elle est complexe. En 21 mots, tu plantes un décor, une ambiance (on sait immédiatement que l’on est à la campagne), et tu fais apparaître une image forte (et se fit gober par l’obscurité). C’est un style épuré et travaillé qui me rappelle Jean-Patrick Manchette.
Merci pour ce compliment ! Je suis entré dans le roman noir avec Manchette. Jonquet et Dantec l’ont suivi de près. L’épure m’intéresse, mais je reste très attaché aux descriptions, aux détails qui semblent inutiles au premier abord, et qui jouent pourtant un rôle important dans le cadre d’une scène, d’une phrase, d’un geste.
Lorsqu’on lit, les détails acquièrent une importance particulière, un poids bien spécifique, un temps qu’il faut consacrer aux mots si l’on veut avancer, contrairement au cinéma qui va beaucoup plus vite et où le regard, dépassé par les dimensions de l’écran, n’a pas le temps d’assimiler tous les détails.
Page 175, il y a un magnifique passage sur les veillées. Sur l’importance d’être ensemble. D’ailleurs, il y a pas mal de scènes qui se déroulent à table ou autour de la table. Pour toi, c’est un moment propice pour faire passer des choses ?
Mes arrière-grands-parents maternels étaient des paysans. Les veillées et les banquets étaient des traditions liées à des récoltes et aux saisons, à des événements cruciaux dans l’année, mais aussi à l’importance de se réunir, d’échanger.
Qu’il s’agisse d’éplucher les châtaignes au coin de l’âtre en parlant, de célébrer la période des moissons ou de découper le cochon en festoyant, être ensemble était essentiel. C’étaient là des activités qui ne pouvaient pas s’effectuer de façon individuelle ou strictement familiale, chacun dans son coin. C’était toujours l’affaire d’un village entier, voire d’autres environnants. C’était de la vie.
Nous continuons d’avoir besoin et envie d’être ensemble, pour des raisons diverses, souvent très éloignées de la découpe du cochon – que nous trouvons à présent en grande surface, en barquette.
La nécessité de festoyer autour d’une table ou d’un feu est quelque chose d’humain qui remonte à la nuit des temps. Tout ceci s’est perdu aujourd’hui, sauf si l’on s’aventure en des secteurs géographiques ou différentes traditions ont résisté aux ouragans de la modernité dévoreuse de sens. Aujourd’hui, il est extrêmement courant d’employer ce terme : « Faire la fête ». Mais de quelle fête parle-t-on ? D’aucune, la plupart du temps, sauf si un anniversaire ou l’enterrement d’une vie de garçon coïncide avec l’envie de festoyer en question. Le plus souvent, nous faisons la fête pour rien de particulier. Le sens s’est fait la malle.
Dans Tempête Yonna, tu présentes une nature défigurée, qui s’est en quelque sorte auto-mutilée. Or, ce qui se joue à Braconne, humainement parlant, est du même ordre. Était-ce un parallèle volontaire ou bien est-ce apparu au fur et à mesure de l’écriture ?
La nature ne s’auto-mutile pas, elle se régule. La plupart des espèces animales se régulent également, souvent grâce à des maladies, et mieux encore lorsqu’il s’agit d’espèces végétales, ceci sans la moindre intervention de l’homme.
L’homme proteste et réagit de façon virulente (voire guerrière) lorsqu’un phénomène vient compromettre ses récoltes (ou menacer son business tout simplement). Ceci n’a rien à voir avec la nature. L’homme s’est proclamé espèce bien à part, séparée de la nature ; une espèce toute-puissante, déconnectée de toute forme de bon sens.
Des utopistes bienveillants et militants pacifistes continuent de prétendre qu’il n’y a pas lieu de distinguer l’homme de la nature, puisque par définition l’un est un fruit de l’autre. Mais ce que l’homme a fait nous a distingués depuis longtemps de la nature. Cela remonte à des siècles.
Il y a effectivement deux tempêtes dans mon roman : celle qui fait tomber les arbres comme des allumettes et celle qui souffle entre les êtres humains. Il y a aussi deux Yonna dans l’histoire : la tempête et une jeune femme. Cette dernière, à sa façon et dans une mesure plus subtile, va bouleverser autre chose que le paysage. Elle va impacter certaines des quinze personnes prisonnières dans le hameau Braconne. La première « tempête Yonna » est un prétexte pour faire entrer la deuxième en scène.
Quand on rencontre, les uns après les autres, les personnages de Braconne, on ne peut s’empêcher de penser que c’est un condensé de la société. Voulais-tu reproduire sur un petit périmètre ce qui se déroule à un plan plus vaste ? As-tu eu des surprises en mettant en œuvre cette « expérience » ?
Oui, Braconne est un microcosme. Une expérience, en quelque sorte. Peu de temps après la mort de Jésus Christ, les Gnostiques, dans les déserts égyptiens, ont considéré que les étoiles dans le ciel étaient des trous que Dieu avait taillés dans un couvercle posé sur la terre. Trous par lesquels il allait pouvoir observer l’évolution d’un essai qu’il avait complètement raté : l’homme.
Ce même homme qui a colonialisé (et massacré) des populations entières, qui a inventé l’esclavagisme et qui continue de perfectionner des missiles. Je ne crois absolument pas en Dieu et, globalement, je n’ai (presque) aucune foi en l’homme. C’est ce « presque » qui me pousse à continuer d’écrire et à côtoyer quelques-uns de mes semblables.
Avec des évènements extrêmement crédibles (tempête, grève générale), tu fais prendre conscience de la fragilité d’un mode de vie basé sur l’individualisme, la circulation et la dépendance à des produits qui viennent de loin. Dans le roman, on rencontre des personnages qui ne sont absolument pas préparés à vivre coupés du monde et avec les moyens du bord. Tu peux nous en dire plus ?
Je connais beaucoup de personnes qui seraient complètement perdues en cas de grève générale et durable des transports, donc d’interruption de l’acheminement de denrées « vitales » dans toutes les sortes de lieux de distribution, de la grande surface à la pharmacie, en passant par la station essence et le bar-tabac. Cette situation n’est pas inimaginable du tout. Tout le monde le sait, mais tant que l’événement en question ne nous atteint pas concrètement, tant que nos habitudes quotidiennes et notre confort ne sont pas ébranlés, on ne réagit pas. On sait, mais on ne bouge pas. On n’anticipe rien du tout. Je suppose qu’on s’imagine que les gens au pouvoir trouveront toujours des solutions pour subvenir à nos manques ? Ou qu’elles tomberont du ciel, les solutions ?
Dans Tempête Yonna, je m’attarde très peu sur le fait que la France est déjà paralysée au moment où la tempête s’abat. Je me focalise sur le village où se trouvent quinze personnes, mais au-delà, dans tout le pays, il est clair que c’est le chaos. Si le lecteur ne garde pas ceci en tête, il ne peut pas comprendre où je veux en venir.
Une fois que Braconne se retrouve isolé, sans voies d’accès, sans électricité, sans moyens de communication, avec l’obligation de gérer la nourriture, c’est un autre hameau qui prend vie. J’ai trouvé qu’il y avait à ce moment-là, une superposition avec la nature, une sorte de point de rencontre de deux univers qui ne s’étaient pas croisés depuis longtemps.
Dans cette situation, nous ne pouvons pas ignorer l’impact que les éléments peuvent produire sur nous. La pluie en premier lieu. L’eau qui s’infiltre et qui détruit tout sur son passage. Puis le vent et la nuit. Dans le roman, les personnages, même s’ils disposent de bougies, de nourriture et de boissons pour un certain temps, craignent de manquer de tout cela à très court terme. Inconsciemment, ils redoutent d’être pris au piège au fond d’une caverne par le loup qui rode depuis le début du roman.
Tous les personnages qui vivent à Braconne sont intéressants et travaillés, même ceux qui sont au second plan. Saul possède un profil particulier. C’est une sorte d’Atlas qui soutient le hameau sur ses épaules. Comment as-tu élaboré ce personnage ?
Saul possède une expérience et un savoir qui vont permettre au groupe de ne pas partir dans tous les sens, de ne pas céder à l’instinct et à la panique. Mais Saul traîne aussi ses boulets et porte ses cicatrices. Il en va de même pour Yonna. Ni l’un ni l’autre n’agira dans la douceur, car chacun sait que cette histoire est peuplée de prédateurs blessés. C’est une histoire très humaine.
Dans un entretien pour la revue Éclairs de l’ALCA (Agence livre, cinéma et audiovisuel de Nouvelle Aquitaine), tu dis que la lecture d’un roman saisissant peut perturber celui que tu es en train d’écrire. Explique-nous ça.
Quand je suis en période d’écriture, je lis très peu, voire pas du tout. Je regarde plutôt des films, je jardine et je vais marcher dans les bois. Il y a pas mal d’années de ça, j’ai constaté que l’œuvre de certains auteurs pouvait produire de l’ombre sur mes propres textes. C’est compliqué à expliquer et difficile à vérifier. Ce sont des moments où le grain spécifique de l’écriture d’un auteur vient infuser dans le corps de ton grain à toi. Tu ne t’en rends pas compte, sauf si tu prends du recul. Sauf si tu laisses reposer ton texte suffisamment longtemps. Sauf si tu admets la présence de l’ombre d’un autre auteur sur le corps de ton écriture à toi. Auquel cas, mieux vaut détruire le texte.
Tu dis aussi que c’est le roman qui décide quand tu dois écrire et que t’imposer des horaires est inconcevable.
Je ne m’impose jamais d’horaires. Toutefois, j’ai une bien meilleure disposition à écrire le matin de très bonne heure, quand il fait encore nuit. Des heures avant l’aube à vrai dire. J’aime bien aussi poser quelques lignes en fin de journée, avec un verre. Je n’appelle pas ça des horaires.
Je dirais que ta méthode c’est « phrases courtes pour les dialogues » et phrases longues pour les descriptions pour qu’on les voit se dérouler comme si on faisait un panoramique. C’est une règle ou plutôt quelque chose qui tient de l’instinct d’écriture ?
Le terme « panoramique » que tu emploies à juste titre vient de la photographie, et donc du cinéma. Quand j’écris, je visualise chaque décor, chaque personnage, chaque déplacement. En revanche, je ne calcule ni la longueur des dialogues ni celles des descriptions. Il n’y a pas de règle.
Tu as travaillé avec les résidents de l’EHPAD de Chambon sur Vouèze. Tu leur as demandé d’effacer les noms des rues et d’en inventer pour mettre à la place. Ça a donné des Place des mémés foudroyées (c’est tellement poétique !) ou Quai des bagarreurs. Est-ce que ça veut dire que ce qui s’est passé est plus important que ce que les gens ont fait ? Ce travail a dû être mutuellement très enrichissant ?
J’ai travaillé avec ces personnes à l’occasion d’une résidence d’écriture dont j’ai bénéficié à la Métive, à Moutier d’Ahun, en Creuse. Malheureusement, les confinements successifs et le virus lui-même m’ont empêché de rencontrer les résidents de l’EHPAD. Nous n’avons échangé qu’en visio et ce fut très frustrant, même si chacun a su trouver du plaisir à travailler sur cette idée de carte dont on efface les noms. Il s’agissait d’une carte sur laquelle les rues, les avenues, les squares portaient des résumés de souvenirs personnels, au détriment de la mémoire collective. L’exercice invitait les participant à revisiter la ville ou les villes qui avaient importé pour eux, leurs routes, leurs souvenirs, bons ou mauvais. Mais au final, c’est le plan d’une ville imaginaire et collective qui a résulté de cet atelier.
Ce projet de résidence s’intitulait Topos. Il a également associé deux écoles primaires et un lycée agricole. Contrairement aux résidents de l’EHPAD, j’ai pu rencontrer ces jeunes, mais le Covid a vraiment semé la pagaille.
Tu t’impliques dans des ateliers d’écriture en milieu scolaire. J’imagine que ça doit être à la fois intimidant et intense à vivre ? Quel est le rapport des jeunes à l’écriture et la lecture ?
Cela fait une douzaine d’années que j’interviens en milieu scolaire, principalement avec des classes de troisième et de seconde. Il y a cinq ans, j’ai été amené à animer un atelier d’écriture dans le collège où, adolescent, j’ai passé quelques années. Le collège Pierre de Ronsard, à Limoges. C’était à la fois émouvant, à la fois intimidant. Je connaissais les lieux par cœur, mais plus aucun prof de l’époque n’était plus en poste ici. Je me suis revu ado dans la cour de récré et dans les couloirs. J’ai retrouvé des numéros de salles et une ambiance. Je suis en quelque sorte revenu trente-cinq ans en arrière, et je ne me suis pas senti du tout adulte parmi tous ces jeunes qui occupent le collège aujourd’hui. Ce sentiment a disparu aujourd’hui.
Il est très difficile de parler du rapport des jeunes à l’écriture et à la lecture. D’un jeune à l’autre, le rapport change. D’un enseignant à l’autre et d’une famille à l’autre également, bien entendu. La lecture est une histoire de rencontre qui a lieu ou pas. Le livre peut devenir un allié pour un jeune, ou au contraire un étranger, selon de quelle façon la rencontre a lieu à un moment donné de la vie. Je reste convaincu que beaucoup de livres qui figurent dans les programmes scolaires compromettent toutes les chances que cette rencontre se fasse. Imposer Balzac ou Hugo à des adolescents en 2021 est complètement aberrant.
Tu es passionné de photographie. D’ailleurs, tu as déclaré que les mots et les images étaient devenus très tôt tes alliés dans la vie. Pour le roman de Franck Bouysse Grossir le ciel, est-ce que ce sont les mots de l’auteur qui t’ont poussé à réaliser la photo de couverture ? Veux-tu nous raconter l’histoire de cette rencontre ?
La photo du roman provient d’une toute petite ferme abandonnée dans laquelle j’ai passé un assez long moment ce jour-là, à traquer des détails, des instants, des lumières. J’ai dû ramener une quarantaine de photos de cette session. L’ampoule a fait l’unanimité. C’est Franck qui avait souhaité que je réalise la photo de ce roman paru à la Manufacture de livres.
Lui et moi, on s’est rencontrés peu après la sortie de nos premiers romans respectifs, en 2008. On est rapidement devenus amis. Nos univers se combinaient très bien et on appréciait tous les deux les longs dialogues autour d’un feu avec un bon vin. On parlait de choses de la terre et de littérature. Et puis nos chemins se sont séparés.
J’ai été très heureux de lire que ton premier choc littéraire fut Malataverne, de Bernard Clavel. J’ai beaucoup lu cet auteur qui, il me semble, est un peu oublié et mérite d’être redécouvert. Sa façon, par exemple, de raconter le grand nord américain et les premières nations est superbe et sensible. Peux-tu nous parler de ce premier choc ?
Je n’ai pas lu ce pan de l’œuvre de Clavel que tu évoques. Pour écrire Malataverne, l’auteur est parti d’un crime commis à la fin des années 20, en pleine campagne, par trois adolescents qu’il connaissait, tandis que lui n’avait que six ou sept ans. Ce drame l’a marqué. Il s’en est inspiré pour écrire ce roman, paru quarante ans après les faits.
Malataverne m’a impacté car j’ai retrouvé dans ses pages un univers qui m’était très familier : la campagne, les champs, les bois, les chemins de terre boueux… Mes arrière-grands-parents possédaient une ferme et une exploitation agricole. Ajoutons à cela quelques menus péchés que j’ai commis, et on obtient des échos assez forts.
Dans un entretien, tu as dit qu’il y avait un monde entre écrire la nature et raconter des histoires qui se déroulent à la campagne. J’aimerais beaucoup que tu développes.
En disant cela, j’ai voulu pointer la différence entre les auteurs qui travaillent la langue, qui la font chanter et souffrir, et ceux qui écrivent juste assez bien pour avoir un 14 en dissertation.
Une dernière pour la route. Est-ce qu’écrire un roman c’est comme construire une cabane ? Y a-t-il des points communs ?
Oui, il y en a plein. La cabane possède un squelette qu’il s’agit d’habiller ensuite, d’organiser, d’enrichir. La construction de la cabane reste d’ailleurs à mes yeux le moment le plus passionnant de l’aventure. C’est une autre histoire qui commence quand elle est terminée, comme le livre fait son voyage une fois qu’il est édité. L’auteur l’habite toujours, bien sûr, mais il n’intervient plus sur le corps de l’œuvre.