À la lecture de Péquenots (Finitude – 2019), traduction d’un recueil paru en 1979, Byron Crews, fils d’Harry, se souvint d’un manuscrit inédit qui dormait dans un tiroir et le fit parvenir à l’éditeur. Le lecteur ne pourra que se réjouir de cette anecdote tant le résultat, loin d’être un assemblage hasardeux autant qu’hétéroclite, s’avère à la hauteur de nos attentes et offre en une petite trentaine de textes un portrait éclaté de l’auteur. Rassemblés par Crews lui-même sur la fin de sa vie, ces reportages étaient précédemment parus dans la presse américaine, à travers des titres comme Playboy, Esquire ou Fame. Malgré la diversité des thèmes abordés, le recueil offre une cohérence étonnante révélatrice du travail de Crews et vient brillamment compléter et éclairer son oeuvre.
« J’avais consacré les trois derniers jours de ma vie à attraper des avions et des taxis, à dormir dans des motels, ce que je déteste, et à écouter sans répit des interprétations de l’histoire, actuelle et passée, si incroyables parfois que j’en restais la mâchoire pendante, à baver comme un crétin. »
Publiés aux États-Unis entre 1976 et 1996, la plupart de ces textes ont été écrits dans les années 80, à un moment où la réputation de Crews en tant qu’écrivain n’était plus à faire et lui ouvrait la porte des rédactions pour des reportages à sa façon, sans fard ni paillettes. Ce que l’on attendait de lui, à savoir un portrait cru et réaliste de son pays et de ses concitoyens à travers la religion, la violence ou les tensions raciales, Crews le donnait. Mais il livrait également, sans doute de manière moins consciente (sauf pour certains textes ouvertement autobiographiques) bon nombre de clés permettant d’appréhender l’auteur, son parcours hors-norme et ses romans, des plus mythiques tels Le chanteur de gospel, Le faucon va mourir ou La foire aux serpents aux moins connus (Body, Car, Nu dans le jardin d’Eden …).
Même durant ses années de gloire, Crews n’a jamais oublié qui il était ni d’où il venait. Marqué par une enfance pour le moins difficile (son père meurt alors qu’il n’a que deux ans, son beau-père est un homme alcoolique et violent, lui-même est un enfant fragile touché par de sévères problèmes de santé), il n’aura de cesse de se retourner sur ces années pénibles pour mieux mesurer le chemin parcouru. Et lorsque sa célébrité lui permet de couvrir un reportage sur Madonna et Sean Penn assistant à un combat de boxe (Madonna au bord du ring), invité personnel de la star, il conserve un regard attendri sur la jeune femme dont le parcours lui rappelle le sien. C’est ce regard qui fait la force des reportages de Crews, chargé d’empathie et de compréhension, qu’il côtoie des vedettes ou un marchand de mules. Il sait rester à sa place, à hauteur d’homme, et se montre régulièrement touchant dans sa description de son rapport aux autres. Et s’il manie l’ironie comme personne, elle peine à dissimuler la tendresse qu’il éprouve pour bon nombre de ses semblables. Évidemment, quand il s’agit de faire le portrait de David Duke, Grand Sorcier des Chevaliers du Ku Klux Klan, l’exercice trouve ses limites, Crews ne parvenant pas à déceler le moindre côté sympathique à cet homme glaçant. Idem lors de sa rencontre avec le révérend Jerry Falwell, prédicateur violemment réactionnaire, ou avec le richissime télévangéliste Garner Ted Armstrong.
Si l’on ne peut que constater la haute tenue de ce recueil et la qualité de chacun des textes qui le composent, c’est néanmoins lorsqu’il puise dans ses souvenirs d’enfance ou revient sur les lieux où il a grandi que Crews se montre indéniablement le plus touchant. Des récits comme Le marais comme métaphore, Célébration du gator, Nous autres gens du sud ou Y’a des rivières plus grosses mais des plus belles y’en a pas dévoilent une sensibilité à fleur de peau, loin de l’image de gros dur que l’on aurait tendance à coller au bonhomme. Et lorsqu’il revient sur la mort de son fils âgé d’à peine quatre ans (Pères, fils, liens du sang), il parvient à se montrer digne et bouleversant et offre des lignes extrêmement fortes. Sincère et honnête, Crews ne fait pas non plus l’impasse sur ses démons et des textes comme Le poison intérieur ou La violence qui nous trouve éclairent son côté sombre, celui dans lequel il a peut-être le plus puisé pour écrire ses romans.
« Je suis ce cliché, voyez-vous, parce que je suis issu de fermiers pauvres des terres rouges. Quand j’étais petit, je ne connaissais personne ayant terminé le lycée, alors je ne vous parle pas de quelqu’un qui serait allé à l’université. Les hommes qui m’ont élevé étaient distants avec les inconnus, démesurément généreux, d’une courtoisie rare, violents au point de tuer pour un chien de chasse ou une clôture, et absolument convaincus non seulement que les liens familiaux ne comptaient pas pour rien mais que la famille comptait plus que tout. Les femmes qui m’ont élevé s’occupaient des hommes, les nourrissaient, étaient la source de leur force ».
Tout Crews tient dans ces quelques lignes, la violence, la famille, l’amour, la terre, les hommes, les femmes et les bêtes. J’ai de très chouettes souvenirs de lecture avec quelques-uns des romans cités en début de chronique mais après celui-ci me vient comme une envie pressante de les relire à la lumière de ces textes indispensables à toute personne désireuse de découvrir Harry Crews ou de creuser son oeuvre à nulle autre pareille. Et c’est peut-être ici que l’on prendra réellement conscience de l’importance qu’il a pour nous, de cette façon unique de nous toucher sous ses airs de dur à cuire. Harry Crews est humain avant tout et c’est pour ça qu’on l’aime et que l’on remerciera son fils de nous avoir permis de lire ces pages.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard.
Yann.
Par le trou de la serrure, Harry Crews, Finitude, 343 p. , 24€.