« Elle pense a toutes les histoires qu’elle a entendues sur Fort Detroit et à celles qu’elle n’a pas entendues. Ces récits, quand on commence à y prêter attention, se suivent comme des foulards sortis de la manche d’un magicien. la ville des révoltes, des faillites, des injustices et des balles perdues, la ville des mauvais sorts, des pyromanes, des esprits frappeurs. »
Premier roman de Catherine Leroux a paraître en France, L’Avenir ouvre l’année de fort belle manière pour les éditions Asphalte dont on suit par ici le catalogue avec attention. Claire Duvivier et Estelle Durand confirment une nouvelle fois ce flair qu’on leur connaît et grâce auquel on a pu découvrir ces dernières des voix telles que celles de Boris Quercia, Carlos Zanon, Ricaro Romero ou Timothée Demeillers.
« Dans un Detroit à peine différent de celui qu’on connaît, Gloria s’installe dans la maison à demi abandonnée de sa fille. Étrangère dans une ville qui a connu toutes les fins du monde, elle cherche à découvrir la vérité sur le drame qui s’est abattu sur sa famille. Et à retrouver ses deux petites filles, Cassandra et Mathilda. » (4ème de couverture).
– Le monde est confronté depuis deux ans à une situation inédite qui risque de bouleverser durablement nos habitudes et modes de vie et montre en même temps la fragilité de nos société en temps de crise. L’idée de L’Avenir a-t-elle germé sur ce terreau ?
Le manuscrit était sur le point d’être envoyé aux presses lorsque le coronavirus a touché le Québec. Cela m’a d’ailleurs forcée à revoir in extremis certains passages qui, face aux bouleversements causés par le virus, se révélaient un peu trop proches de la réalité. L’ensemble du roman a toutefois été pensé et créé avant la crise sanitaire, mais avec la conscience de cette fragilité à laquelle vous faites référence – les failles que la pandémie a révélées étaient présentes depuis longtemps.
– Comment le choix de Detroit comme cadre s’est-il imposé ? Vous êtes québécoise et ça n’était pas une évidence ?
Il y a quelques années, on a assisté à la naissance de ce que certains appellent la « ruin porn », c’est-à-dire des reportages photo qui s’intéressent à la dégénérescence urbaine, aux lieux industriels abandonnés, aux villes fantômes. Pendant une certaine période, je suis moi-même devenue obsédée par ces images, sans doute parce qu’elles constituaient à mes yeux des lieux précurseurs de ce qui attend le reste de notre civilisation si rien n’est fait pour freiner la crise écologique. C’est ainsi que Detroit, ville fantôme par excellence, s’est retrouvée sur mon radar. Mais c’est un documentaire de Florent Tillon, Detroit ville sauvage, qui a généré l’étincelle de départ. Ce film allait au-delà des ruines et des paysages urbains désertés ; il se penchait sur la manière dont la nature reprenait possession des lieux abandonnés. C’est cette idée qui m’a vraiment lancée sur la piste de Detroit. Le fait que l’endroit avait été initialement colonisé par les Français m’a offert une prise supplémentaire pour y ancrer mon histoire et mes personnages, faisant de Detroit une sorte de double fictif de Montréal.
– Le concept d’éco anxiété, s’il n’est pas réellement nouveau, semble s’enraciner chaque jour davantage dans les préoccupations contemporaines. Plusieurs journalistes ou libraires l’ont utilisé à propos de votre roman. Qu’est-ce que ce mot vous inspire ?
Je crois que j’étais très heureuse lorsque j’ai appris ce mot il y a quelques années, car il permettait de nommer et de normaliser un sentiment qui me hantait mais que je n’arrivais pas à cerner. Ma propre écoanxiété est certainement un des points de départ de L’avenir. Mais je crois aujourd’hui qu’il faut arriver à le dépasser, afin de se mettre en action. Et c’est en quelque sorte ce que font mes personnages dans le roman – après la catastrophe, après le deuil, on ne peut que se relever les manches et trouver des sources d’espoir, des raisons de continuer à avancer. L’anxiété doit être un moteur, et non une destination.
– Vous semblez avoir délibérément choisi de rester floue sur les raisons qui ont fait de la ville ce qu’elle est aujourd’hui, à savoir un territoire sauvage où tentent de survivre les derniers habitants, un lieu où la nature reprend progressivement le dessus. Pour quelle(s) raison(s) ?
En fait, dans mon esprit, les raisons de cet abandon de la ville sont à peu près les mêmes qui ont causé le dépeuplement de Detroit : capitalisme sauvage, racisme, et les injustices et la pauvreté qui en découlent. Le tout poussé un peu plus loin que la réalité, mais pas de beaucoup. D’une certaine façon, mon récit et ma ville fictive ont pu « s’accrocher » à la véritable histoire de Detroit, en faire le fondement implicite de mon univers.
– Une des grandes réussites de votre roman, à mon sens, réside dans une certaine réinvention de l’histoire à laquelle se mêlent des faits historiques réels, avérés … Ce choix est assez déstabilisant pour le lecteur mais contribue finalement à cette immersion que l’on éprouve à la lecture de L’ Avenir. Ça doit être une drôle de sensation de pouvoir ainsi remodeler l’Histoire ?
Oui, je crois ne m’être jamais sentie aussi toute-puissante dans l’écriture ! En même temps, la liberté n’est pas absolue, car pour que l’uchronie soit cohérente, j’ai dû respecter rigoureusement une certaine part de l’histoire, et y annexer des inventions qui soient crédibles dans le contexte. En outre, c’était important pour moi de rendre compte de l’expérience des communautés opprimées de la région, notamment les peuples autochtones qui ont été exploités ou déplacés selon les besoins et les fantaisies du projet colonial, et les Afro-Américains, à qui l’on doit d’immenses pans de l’identité économique et culturelle de la ville. Au fond, ma démarche en a été une de spéculation : que serait-il arrivé si Detroit était demeurée aux mains des Britanniques, puis du Canada ? À quoi pourrait ressembler une grande ville francophone au bord des Grands Lacs ?
– Pour que le tableau soit totalement convaincant, il vous a également fallu créer une langue propre aux habitants de Fort Detroit. Comment l’avez-vous élaborée ?
La langue a certainement représenté la part la plus longue et ardue du travail, mais aussi la plus stimulante. J’ai commencé avec un joual plus québécois, pour y intégrer peu à peu des anglicismes, m’inspirant de chiac acadien et des expressions de l’est de l’Ontario. Mais je voulais vraiment rendre hommage au français parlé dans les communautés francophones du sud de l’Ontario, dans la région de Windsor, et dans le Michigan – par ceux qu’on appelait les Muskrats. J’ai fait beaucoup de recherches pour trouver des expressions propres à ces communautés – les travaux de l’ethnologue Marcel Bénéteau m’ont été d’une aide inestimable. C’est donc par couches successives, par un mélange d’inventions et de trouvailles ethnologiques que j’ai créé ce dialecte détroitfortin. Puis, pour les enfants, dont la langue a évolué en vase clos et loin des règles des adultes, j’ai ajouté des néologismes et une grammaire « alternative ». Pour ce faire, je me suis inspirée directement des jeunes enfants que j’ai côtoyés lors de leur acquisition de la langue et de la syntaxe.
– Si le roman débute par l’installation de Gloria à Fort Detroit et met progressivement en place une galerie de personnages adultes, ce sont bel et bien les enfants qui sont au centre de l’histoire et en dessinent l’évolution. Pourquoi ce choix ?
Un des piliers de mon projet était d’explorer la notion de l’équité intergénérationnelle. Je souhaitais discuter du droit des jeunes générations à confronter celles qui saccagent leur monde. Choisir des personnages d’enfants plutôt que des jeunes adultes ou des adolescents permettait de pousser ces enjeux à leur extrême, car s’il peut sembler étonnant ou choquant de mettre des gamins en situation d’autonomie, de les voir prendre le chemin d’une forme de terrorisme, il demeure qu’à l’heure actuelle, les adultes qui sont censés veiller sur eux et sur leur monde n’assument pas ces responsabilités, et qu’ultimement, ils ne pourront compter que sur eux-mêmes pour exiger des changements. D’où, également, le fait qu’ils soient les moteurs de l’histoire dans mon roman, face à l’immobilisme des adultes.
– Si vous deviez situer L’Avenir dans une filiation littéraire ou cinématographique, quelles oeuvres ou quels auteurs auriez-vous envie de citer ? À titre personnel, c’est la figure de Peter Pan qui m’est régulièrement venue à l’esprit durant ma lecture mais j’imagine que chaque lecteur peut y trouver ses propres références.
Je suis heureuse du rapprochement que vous faites avec Peter Pan, c’est en effet un de mes modèles pour l’établissement de ma « société d’enfants ». Par rapport à celle-ci, on a beaucoup fait référence à Sa Majesté des mouches, qui pourtant est aux antipodes du parti que je prends, soit que laissés à eux-mêmes, les enfants ne sombreront pas dans la barbarie. J’ai voulu trouver un équilibre entre cruauté et angélisme, entre les préoccupations matérielles et l’enchantement de leur imaginaire.
– Dans une société qui n’aime rien tant que ranger les gens ou les oeuvres dans des catégories ou des tiroirs, il serait tentant de cataloguer L’ Avenir comme roman d’anticipation. Il se montre pourtant résolument contemporain dans ses préoccupations. Vous avez choisi ce futur (que j’imagine proche) pour mieux nous parler de notre présent ?
– En fait, pour moi, L’avenir se déroule dans le présent – un présent alternatif. Je ne prétends pas lire le futur, et le monde un peu apocalyptique que je décris existe déjà – la ville de Detroit a bel et bien connu d’immenses épreuves, et de nombreux lieux sur la planète sont déjà accablés par la pollution, l’injustice, les effets du capitalisme sauvage. L’avenir auquel le titre fait référence est davantage celui des personnages, des enfants en particulier. C’est une manière de poser la question qui nous occupe tous, au fond : quel avenir réserve-t-on à ceux qui nous suivront ?
– «Detroit est bâtie sur du rêve autant que sur du crime», faites-vous dire à Salomon, l’un des personnages centraux du récit. Cette phrase me semble refléter à merveille votre choix d’amener la lumière au coeur d’un monde de ténèbres. En effet, aussi sombre soit le cadre du roman, le lecteur n’en ressort pas accablé mais plutôt réconforté par la persistance d’un espoir, d’une foi en l’humanité et la solidarité. C’était votre volonté dès le départ ou ce choix s’est-il imposé au fil de l’écriture ?
Je crois que cette volonté était inconsciemment présente au départ, mais elle s’est affirmée et explicitée au fil de l’écriture. J’ai réalisé en cours de route d’à quel point le monde que je mettais en place était à bien des égards très sombre – de plus en plus sombre, même. J’ai travaillé les thèmes de la résilience, de la solidarité, du rêve et de l’amour en conséquence, pour faire un contrepoids à cette noirceur. Mais une chose était là dès le début : la beauté. Il y a à mes yeux quelque chose de sublime dans le surgissement spontané d’une nature indomptée dans les endroits dévastés par l’activité industrielle, dans les zones urbaines à l’abandon. C’est ce qui a donné l’impulsion à l’écriture de ce roman, et c’est ce qui l’a portée ; l’idée de la renaissance a été mon fil d’Ariane.
– À titre personnel, qu’attendez-vous de cette année qui démarre ? La parution de votre livre en France peut ouvrir la porte à quelques opportunités, non ?
Je l’espère de tout cœur ! Mais avec la pandémie, j’avoue que j’ai cessé de me projeter dans le futur, parce que tout ce que je prévois depuis deux ans est contrecarré. C’est intéressant pour moi, qui ai toujours été une personne qui anticipe et qui planifie, d’avoir écrit un livre intitulé L’avenir pour finalement devoir apprendre à vivre dans le moment présent. Donc pour cette année, je me contenterai de formuler l’intention de continuer à inventer des histoires et de toucher les gens avec mes textes.
L’Avenir, Catherine Leroux, Asphalte, 286 p. , 19€.
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