Cela t’arrive parfois de savoir qu’un roman sera bouleversant et magnifique, d’attendre un peu avant de t’y plonger, histoire d’être vraiment prêt-e pour la rencontre?
Pour ma part, c’est ce que je savais pour Maikan. Il me fallait alors prendre ce temps, savoir que cela me happerait de revenir dans ce « monde » des pensionnats autochtones, là où on « tuait l’indien dans l’enfant », jusqu’à parfois le faire disparaître définitivement.
« (…) Maikan ne s’en prenait qu’aux victimes qu’il savait vulnérables. »
Maikan signifie « loup » en Innu-Aimun, la langue innue.
Les loups, c’est ainsi que les enfants perdus de Fort George nomment la meute des prêtres et des nonnes venus les arracher à leur famille pour les réduire à un chiffre.
« En 1930, le pensionnat de Fort George est le premier pensionnat catholique à ouvrir ses portes au Québec. Il sera aussi le dernier à fermer en 1980. Les pères oblats s’implantent à l’Est de la Baie James en juillet 1922.(…) En traversant la baie, leur objectif est de contrer la mainmise de de l’Église anglicane.(…)c’est justement le défi de la conversion qui attirent les missionnaires oblats. » – (source : Presses de l’Université de Montréal).
Michel Jean dédie Le vent en parle encore – paru aux éditions Libre Expression puis devenu Maikan aux éditions Dépaysage pour la distribution en hexagone – aux membres de sa famille ayant fréquentés Fort George, notamment Jeannette Simeon qui aura mis des années à découvrir ce qui était arrivé à sa sœur Julienne.
Et l’auteur Innu d’ajouter dans ses notes, en écrivant à propos de Fort George: «(…) La situation est devenue si inquiétante qu’au début du XXe siècle le médecin et directeur de la Santé du ministère des Affaires Indiennes, Peter H. Bryce, a sonné l’alarme et a rédigé pour ses supérieurs de nombreux rapports qui indiquaient que les Autochtones du Canada risquaient d’être décimés, par la tuberculose notamment. Le gouvernement canadien ignora les recommandations de Bryce et le démit de ses fonctions. Dans un ouvrage publié en 1922, Bryce qualifia l’attitude du Canada de « crime national ». »
Maikan t’emporte donc dans le sillage des loups cachés sous les soutanes, mais aussi, et c’est toute la force de ce roman, dans la beauté simple, et donc majestueuse, des vies Innues, au sein d’un environnement rude et porteur de sens.
« Virginie songe parfois à la grande chasse au caribou dans les lointains monts Otish. Son grand-père lui a souvent parlé de ces montagnes à la beauté austère. c’est déjà presque la toundra, là-haut.(…) Elle rêve aussi aux rivières puissantes qui coulent au-delà de leur territoire, vers l’Arctique. Ces cours d’eau mènent vers le domaine des Naskapis à l’est, des Cris à l’ouest et des Inuits au Nord. elle sait peu de choses sur eux. »
Virginie est l’une des héroïnes de ce roman.
Virginie Paul, Charles Vollant et Marie Nepton.
Trois enfants de Mashteuiatsh , qui, en août 1936, se retrouvent arrachés à leur terre natale pour monter dans un camion, puis un avion, à destination de cette île balayée par les vents, Fort George.
Ces trois enfants disparaitront des registres, plus aucune trace, comme évaporés.
De nos jours, une jeune et brillante avocate, Audrey Duval, décide de prendre ces trois cas en main, mue par un appel ou un instinct, voit cela comme tu le veux, afin de leur parler, pour une fois dans leur vie, de leurs droits.
« (…) Jimmy a appris à se méfier des Blancs qui prétendent aider les Autochtones. Les « Indian lovers », comme il les appelle avec dédain. Trop souvent, ceux-ci s’intéressent à leur sort que le temps de réaliser un projet ou d’apaiser quelques remords secrets. Mais cette femme lui paraît différente. »
Michel Jean construit donc Maikan en deux mouvements.
Le premier est celui lié au regard des enfants lorsqu’ils arrivent et résident à Fort George; c’est l’environnement violent, tant celui des religieux que celui du vent tempétueux. Le second mouvement est celui mené par Audrey partant à la recherche de trois vies volées sur l’autel de la foi.
Dans Maikan, l’auteur, journaliste aguerri, travaille ses phrases afin de les rendre courtes et imagées. Et toi tu lis, les yeux écarquillés, jusqu’à « entendre » les voix des personnages. Oui, j’en étais à ce point là, pouvoir écouter Marie notamment.
C’est rare cette intensité là, limpide comme une rivière, à te laisser porter par le flot de l’histoire, le genre de livre que tu lis d’une traite.
Les enfants – je n’oublierai jamais Jeanne – Innus du Pekuakami (devenu Lac Saint-Jean) doivent oublier d’où ils viennent, l’église et l’état leur spolient leur identité, ils ne sont désormais plus Pekuakamiulnuatsh mais numéro 32 ou numéro 33.
C’est ainsi qu’ils ne parcourent plus les forêts mais de sombres couloirs froids, ils ne sont plus pris dans les bras et l’odeur rassurante de leur kukum mais doivent tenir une lame de rasoir sur leur langue pour avoir oser parler leur langue Première.
Dans une autre temporalité, Audrey Dorval représente le lien avec celles et ceux revenus des pensionnats, ces survivant-e-s, échoué-e-s, brisé-e-s. Elle est celle qui enquête, recherche, réhabilite, et parfois arrive trop tard.
En te liant à Virginie, Charles et Marie – le peuple Innu est très croyant – et en lisant ce qui se passe dans l’enceinte du Fort, tu auras envie d’ hurler au loup. Parce que cette violence là, ces coups, ces viols répétitifs sur des enfants âgés d’une dizaine d’années, ces tortures infligées à tout petit Innu ne se pliant pas à l’autorité catholique, ce génocide là – puisqu’il faut employer ce mot -, tout cela te retourne le cœur avec l’envie d’aller cracher sur certaines tombes.
Mais au milieu de cette horreur persiste cette lumière, cette résistance, cette résilience.
De sa plume, Michel Jean virevolte, fait certes s’envoler des illusions mais fait aussi prendre l’envol à ses personnages, si proches.
Tu liras, c’est tellement puissant, beau, éternel.
Cela te fera monter les larmes aux yeux et tu ne pourras pas faire autrement que d’être un témoin ému de l’héritage des pensionnats.
« (…) Ce trou qu’ils creusent lui rappelle que, si le décor a changé sur l’île aux odeurs de terre humide, de varech et de sel, si les hommes en soutane et les pensionnaires l’ont quittée, l’empreinte que l’endroit a laissée dans les âmes, comme la sienne, demeure. »
Maikan porte la puissance de l’amitié, de l’amour et de la résistance, il porte aussi la face cachée – de plus en plus nécessairement ouverte – de l’histoire politico-religieuse du Québec, et donc du Canada, de l’époque; cette violence inouïe dont furent victimes les enfants, puis les générations suivantes. L’écho est toujours là, et Maikan est là pour faire entendre ces voix.
Un grand roman.
Coup au cœur vif et éternel.
Fanny.
Maikan, Michel Jean aux éditions Dépaysage. 268 p. , 18 euros.