« Nous étions des gamins. Je regardais le visage de mes amis. Nous voulions nous battre pour la liberté de notre pays, honorer sa mémoire, préserver sa terrible beauté. Peu importaient nos pactes et nos alliances. Nous étions prêts à mourir les uns pour les autres. Mourir vraiment. Et certains d’entre nous allaient tenir promesse.
Je n’ai plus posé de questions. Et Danny a gardé les siennes.
Lui et moi allions faire la guerre aux Anglais, comme nos pères la faisaient. Et nos grands-pères aussi. Poser des questions, c’était déjà déposer les armes. »
Irlande. L’Irlande éternelle, charnelle. L’Irlande des rebelles, terre des insoumis, le bras levé dans la lande, la fureur dans les yeux et dans les veines. Tyrone Meehan a été l’un d’eux. Un « terroriste » aux yeux des Anglais, un soldat parlant gaélique qui lutte pour sa patrie aux yeux des « Papistes ». Il a été un membre de l’IRA, il a tout connu, la peur, le combat, les embuscades, les attentats. Mais aussi la fraternité des frères d’armes, cette chose indicible et tellement puissante, et encore la sensation indescriptible de jouir de la liberté, car combattre l’occupant c’est déjà être libre.
Tyrone Meehan a perdu des camarades, des compagnons. Il a connu les geôles terribles des britanniques, il a eu faim, froid, il a éprouvé l’immense fatigue de ceux qui ne se rendent jamais. Mais un jour, dans une rue de Belfast, alors qu’il tient tête aux Anglais et à leurs blindés, sa vie va emprunter la trajectoire tortueuse qui est promise à tous ceux qui se fourvoient dans le mensonge. Et rien ne sera plus comme avant, rien n’aura plus jamais le même goût, la même couleur. Même ce ciel d’Irlande, gris et tourmenté, qui excrète des larmes amères et glacées, il semble le toiser d’un regard revanchard et vengeur.
Ce roman d’une rare puissance m’a mis sur les fesses, il m’a renversé, et j’ai eu plusieurs fois le souffle coupé. Le souffle coupé par la poésie qui se dégage de l’écriture qui malgré tout se montre parfois abrupte et cinglante. La poésie qui habite aussi les personnages, qui en fait des êtres nimbés dans la brume mystérieuse qui porte au pinacle, qui fait entrer dans la légende. J’ai aimé ces héros, moi qui suis étranger à la religion, j’ai ressenti la grande empathie que ceux qui observent éprouvent pour ceux qui se battent et qui se dressent. Sous le vent marin, dans le flou des brouillards profonds, au milieu des rues dévastées de Belfast, entre les maisons semblables arborant des façades balafrées par la guerre, dans la nuit la plus obscure ou sous un soleil voilé par le sang, j’ai découvert un pays viscéral, qui prend aux tripes, j’ai presque senti le goût râpeux du whisky et la fumée âcre des fins d’incendies rongent les éboulis et les bâtisses des quartiers catholiques.
Mais ce qui est très fort, c’est que Sorj Chalandon, par ce ton de confession, cette narration à la première personne du singulier, m’a fait aimer ce traître moi qui méprise la trahison. Je tiens cet acte en horreur, pour moi rien n’est pire que ça. Trahir c’est profaner sa conscience. Malgré cela, malgré la charge violente contre mes principes, j’ai épousé la cause, ou plutôt j’ai pardonné à Tyrone Meehan, moi qui ne pardonne jamais.
Avec une écriture dotée d’une très forte personnalité, l’auteur nous fait toucher du doigt l’ampleur des évènements qui ont fait vivre ces territoires dans une convulsion permanente pendant si longtemps. Il nous démontre aussi le poids de l’héritage atavique. Au travers de la confession de Tyrone Meehan, c’est presque un siècle d’histoire d’Irlande qui se déroule devant nous comme un testament sanglant. Un siècle de sentiments exacerbés, avec autant d’amour que de haine, autant de drames que de beauté, autant de regrets que d’espoir.
Ce roman est un ouragan qui emporte tout. Les idées, les principes et les dogmes, et aussi tant de vies sacrifiées pour « la cause ». Ce récit nous assène une chose importante, il dit que lorsqu’on a choisi ce chemin de Résistance, qu’on lutte ou qu’on finisse par trahir, on gagne quelque chose, qu’il nous appartient de découvrir. Mais une chose est sûre, il n’y a pas jamais de retour.
Mais la grande démonstration, c’est celle de la dévastation que génère le mensonge d’abord, la honte ensuite, lorsqu’il est trop tard, et comment elle vous ronge de l’intérieur, comme un petit brasier jamais rassasié.
Ce roman nous souffle aussi que les femmes et les hommes debout et fiers ne sont jamais asservis, car le cœur ne peut être mis sous le joug.
Je veux quand même partager avec vous ce qu’est la plume de Sorj Chalandon tant elle est difficile à décrire. Page 87 : Je n’étais pas triste. Pourtant la tristesse, en Irlande, c’est ce qui meurt en dernier.
Ou encore ceci : Ses mots dans mon dos. Mes pas de fuyard. Il n’y a que dans les églises et les prisons que les voix vous poursuivent.
Enfin, je vous laisse avec ce bijou page 279, le mot de la fin à Sorj Chalandon, chapeau bas Monsieur.
Nous n’étions pas un pays, pas même une ville, juste une famille intense.
Seb.
Retour à Killybegs, Sorj Chalandon, Grasset / Le Livre de Poche, 333 p. , 331 p. , 20€30 / 7€90.