Lorsque James Crumley a débarqué dans mon bureau, j’étais en train de glander sévèrement. Les clients étaient aux abonnés absents et de toute manière, je préférais laisser filer la journée en restant le plus immobile possible tout en essayant de ne pas m’ennuyer. J’avais basculé dans mon fauteuil élimé aux coins et sirotais un whisky de quinze ans d’âge. Mes pieds étaient posés sur l’angle du bureau où s’amassait la poussière (on ne gagne jamais vraiment la guerre contre la poussière, et la guerre elle-même s’achève quand on devient soi-même poussière). La tête penchée vers la fenêtre d’où émanait une fine lumière d’été – celle qui n’est que douceur, qui caresse sans brûler, que l’on peut contempler sans ciller – j’observais un couple de geais des chênes s’agacer autour d’un prunier.
Dès que j’ai vu sa face un peu bouffie, sa barbe grise en bataille, ses bretelles encadrant sa silhouette épaisse, il m’a encore fait penser à Hemingway. Il avait un job pour moi, et il a ajouté que ça me plairait, même si c’était mal payé. J’ai apprécié sa franchise, mais je possède suffisamment d’expérience pour savoir que les affaires que vous apporte James sont toujours des affaires tordues, qui puent la mort et les emmerdes, et qu’au final, elles vous coûtent plus cher qu’elles ne vous rapportent. Mais connaissant James, je me suis dit que c’était ce qu’il voulait dire quand il parlait de « mal payé ». Et qu’il y avait une autre rétribution qu’il fallait trouver. Ce type a l’art de dire les choses sans les dire, et son sens de l’esquive rendrait jaloux un politicien en garde à vue.
Bref, il s’est avancé et m’a demandé de lire son roman. Quand il m’a vu ouvrir la bouche – sans doute pensait-il que je m’apprêtais à protester avec véhémence – il s’est empressé de préciser que de toute façon je n’avais rien de mieux à foutre – ce qui n’était pas inexact – et que quitte à choper des escarres, autant les récolter en faisant quelque chose d’utile et d’intéressant.
J’ai refermé ma bouche en produisant un bruit humide et creux. Puis il s’est penché sur moi, m’a mis son roman dans la main et m’a subtilisé mon verre de pur malt et l’a vidé cul-sec en faisant claquer sa langue et en lâchant une expiration de grande satisfaction. Sur quoi il s’est frappé la bedaine des deux mains et a ajouté qu’il allait se taper un steak au resto situé à l’angle de la rue. Il disparut du chambranle sans fermer la porte et je suis resté là, posé sur mon cul, son livre dans ma main. Le titre était Fausse piste, et bon sang, j’espérais vraiment que ce n’en était pas une. L’individu qui devait lire son texte était parti faire du tourisme sexuel en Thaïlande et se faisait attendre. Il m’incombait donc de lire ce foutu manuscrit à sa place.
Je penchai encore plus la tête pour admirer le paysage. Il n’avait pas grand-chose à voir avec le Montana, lieu où était située l’histoire de son roman. Mon hameau ressemblait autant à Meriwether qu’un discours de politicien s’apparentait à un acte de bravoure, mais je décidai de tenter l’aventure, pour changer d’air, et pourquoi pas, prendre du plaisir sans avoir à me rendre en Thaïlande pour ça.
« Je me tournai vers elle. Elle arborait un grand sourire. J’enfouis mon visage au creux de son épaule ; elle sentait la pluie et les rochers luisant d’humidité au cœur d’une pinède, elle sentait la mousse et la résine, elle sentait le silence détendu. Je fermai les yeux très fort, la serrai contre moi, essayai. Mais sous la lumière pâle de mon rêve éveillé, ce fut Helen que je vis, ses cheveux roux brillant comme une fleur exotique dans une forêt vierge, son corps nu vibrant comme une flamme blanche brûlante. »
Voilà. Comme ça, même si l’auteur en question possède un style déglingué, s’il écrit des phrases dont personne sur terre ne peut prédire dans quelle direction elles vont partir ni quelle forme elles vont prendre, vous savez après avoir lu cet extrait que l’intéressé sait écrire. Que c’est un poète, déchenillé peut-être, ou qui tourne à des trucs pas nets. Peu importe, il sait ce que c’est que d’écrire. Il sait façonner des personnages qui marquent. Il sait poser une ambiance, une atmosphère. Il sait tirer des balles faites de lettres, des consonnes et des voyelles qui cavitent longtemps dans notre caboche un peu fêlée. Il sait aussi déraper, c’est sa spécialité. Il adore l’humour et nous en fait profiter, et en même temps, anarchise un peu, il subversive pas mal.
Il sait aussi faire naitre des images, des scènes plus vraies que celles de la vraie vie. Comme avec cette phrase : La grande blonde s’en alla, marchant sur la pelouse d’un pas si décidé qu’elle aurait pu tracter une charrue. Avoue que ça a de la gueule, hein ?
Je n’ai pas le souvenir de m’être emmerdé une seule seconde en lisant ce roman. J’ai ri à plusieurs reprises, me délectant de traits d’esprit, de phrases et tournures en guise de missile balistique d’une précision chirurgicale. Alors James Crumley a donné naissance à Milo Milodragovitch. Un privé privé de pas mal de choses, dont l’argent en premier lieu. Milo est un homme qui navigue à vue, il vit une vie incertaine en étant pas entièrement convaincu de l’utilité de la chose. Mais comme il est curieux, qu’il sait se démerder même quand c’est vraiment la merde, la plupart du temps, il trouve des solutions. Et il a bon fond. Ce qui n’est pas si fréquent que ça, admettez-le.
Mais dans les relents de cordite et d’éther, le sillage de Milo sent une odeur plutôt pas banale pour un privé, celle de la tendresse. Il y a de la tendresse planquée dans chaque page ou presque, dans Milo lui-même, certains de ses amis ou connaissances. Il y en a même dans ses pensées philosophiques et philoloufoques. Milo picole pas mal, on peut dire sans se mouiller qu’il consomme plus que sa voiture. C’est la manière qu’il a trouvé pour voir le monde sous un jour acceptable. Mais il sait une chose. Que la vie n’attend pas, et que chaque minute passée à se lamenter est une minute qui n’est pas vraiment vécue. Alors il avance, en prend plein la gueule, rend les coups, encaisse, lève les yeux sur les montagnes du Montana et son ciel bleu inimitable, soupire, sourit, et continue à vivre à fond et faire ce qui lui semble juste.
L’histoire ? Je te laisse la découvrir. Fais-moi confiance, comme on dit dans le milieu des marges, c’est de la bonne. Tu ne vas pas t’ennuyer. Tu pourrais même y prendre goût, parce que Crumley, c’est quelque chose. Un truc à voir, comme Monument valley ou le Yosémite, ou encore le site de Little big horn, le trou perdu où Custer s’est fait dézinguer avec tout son régiment du 7ème de cavalerie. Comme par hasard, c’est pas loin de Meriwether.
Mets ton gilet pare-balle, emporte une boite de doliprane pour les lendemains de cuite, et laisse-toi guider, c’est James qui conduit. Avec deux grammes dans chaque paupière.
Il est à noter que l’édition en grand format est rehaussée de splendides illustrations de Chabouté, bonus plaisir non négligeable.
Traduit de l’américain par Jacques Mailhos.
Seb.
Fausse piste, James Crumley, Gallmeister / Totem, 398 p. / 349 p. , 23€50 / 10€.