« Chez Vincent Quéré, c’est meublé comme chez sa grand-mère. Bosco voit déjà arriver la bouteille de Cinzano pour l’apéro, et la tartine de rillettes pour éponger. La banlieue où il vit, c’est collector, une rétrospective Jean Gabin. Son épouse disparaît quand elle passe devant le papier peint fleuri. Maniabosco entend sourdre sa voix du fond de cette Toussaint murale, dans la réfraction des bouquets verts et beige : « Vous resterez dîner avec nous, Victor ? J’ai fait du pot-au-feu. »
On avait rencontré Christian Casoni en juin 2020 pour discuter de Juke – 110 portraits de bluesmen. Il est de retour aujourd’hui avec tout autre chose et il nous semblait judicieux de le soumettre à la question avec, à nouveau, l’aide précieuse du complice Didier Hubert (aka Raoul Méjols sur les réseaux sociaux).
« Victor Maniabosco, commandant de police, a beau être peinard, il a toujours le chic pour se foutre dans la merde. Quand un vieux béguin vient se rencarder sur des trafiquants d’antiquités, le flic n’imagine pas qu’il va se fourrer dans une guerre de clans remontant au début du Moyen-Âge et que cette tempête mérovingienne va brasser autant de cadavres, embarquant sur son passage tous ceux qui s’y frottent. » (4ème de couverture).
– Nous avons fait connaissance il y a deux ans, lors de la sortie de Juke , 110 portraits de bluesmen (Le Mot et Le Reste) qui avait donné lieu à un premier entretien. Vous voilà de retour aujourd’hui avec ce que je serais tenté de qualifier de «polar mérovingien». Vous êtes un spécialiste du grand écart ?
Je conteste la qualification de « polar mérovingien », mais vous la nuancez vous-même un peu plus bas. Clodomir est un polar tout court, qui met en scène des descendants de rois mérovingiens. Les rois mérovingiens sont fascinants, car sujets à de terribles dénigrements depuis les Carolingiens. Ceux de la dynastie suivante ont fait de ces roitelets des personnages de comédie italienne. Avant qu’on ne commence à creuser le sujet et à dissiper certains préjugés les concernant, les Mérovingiens c’est un peu Affreux, Sales et Méchants. C’est un bon départ ! Comme je vous le disais il y a deux ans, je ne procède que par lubies. Le blues en est une, les Mérovingiens en étaient une autre. Et je fais tellement de grands écarts dans mes lubies que je porte des couches-culottes.
– Deux ans se sont écoulés depuis la sortie de Juke, aujourd’hui Sa Majesté Clodomir est édité et vous avez deux autres romans sous le coude où l’on retrouverait Maniabosco ? Vous écrivez vite, non ? L’urgence de la nécessité ?
Oui, j’ai deux autres histoires avec Maniabosco, mais elles sont antérieures à Clodomir. Je n’ai aucune véritable nécessité publique du côté de l’écriture, mais une édition ça fait bien plaisir. Et je n’ai pas d’urgence non plus. La preuve : vous avez décrit en trois lignes vingt-cinq ans de ma vie…
C’est vrai que Clodomir a été écrit relativement vite (un an tout compris). Je n’étais pas seul, la tête dans le guidon, j’avais trouvé trois lecteurs avisés qui m’encourageaient au fil de l’eau et me cassaient les reins au besoin pour me remettre dans le droit chemin. Parmi ces lecteurs, Nicolette Cook, qui a un œil de lynx, travaille dans le détail et ne laisse rien passer. Nicolette frotte mon orgueil au papier de verre : « À quoi tu pensais quand tu as écrit cette phrase ? ». Ces trois manuscrits lui doivent énormément.
Il y a trois périodes. En 1996 j’ai écrit Un Méchant Coup de Pompe pour régler des comptes avec… moi-même finalement. En 2000 j’ai écrit Mourez Jeunesses, tout aussi rapidement. En 2019/ 2020, j’ai donné ces deux tentatives à lire à quelques amis, notamment Raoul et la fameuse Nicolette, qui les ont trouvées bien. Alors j’ai écrit Clodomir pour ajouter une suite et justifier les dates des deux précédents : 1996 et 2000… Je craignais qu’un éditeur me reproche ce décalage dans le temps, un décalage trop modeste pour être exotique. Pourtant certaines réalités peuvent être déroutantes aujourd’hui. En 1996, les téléphones mobiles et même les ordinateurs étaient rares, on copiait encore des fichiers sur des disquettes, et internet restait un secret d’initié. J’ai donc bricolé une fausse trilogie qui aboutit au temps présent.
Écrire vite c’est une chose, mais ce ne sont que des brouillons. Un méchant Coup de Pompe a été réécrit six ou sept fois. Mourez Jeunesses, quatre ou cinq fois. L’éditeur avait aimé Clodomir, mais pas le ton des deux précédents. Comme ils couvraient vingt-cinq ans de ma vie, que j’avais vieilli en même temps que mes personnages, que le temps nous avait donné une consistance logique, à eux et à moi, maturée au fil des ans, j’ai d’abord résisté : Ce sera les trois ou rien. Et puis merde, j’ai fini par céder. Yves Jolivet, l’éditeur, a eu la patience de me renvoyer plusieurs fois sur le métier avant d’accepter Mourez Jeunesses, qui devrait être publié dans un an si tout va bien. Et… j’ai réécrit une fois de plus Un méchant Coup de Pompe, passé une fois de plus sous la férule inflexible de Nicolette Cook ! Des trois, c’est celui qui me tient le plus à cœur. Comme, en vingt-cinq ans, d’une aventure à l’autre, les personnages s’étaient enrichis, j’ai pu me payer le luxe de leur apporter une résonance rétrospective en réécrivant les deux premiers. J’ignore encore si Le Mot Et Le Reste acceptera la nouvelle mouture du Coup de Pompe mais, si oui, les romans sortiraient à rebours : 2020, 2000, 1996.
– Il n’y a peut-être pas 110 portraits ici mais c’est une liste récapitulative d’une quarantaine de personnages qui clôt le roman. Vous ne craignez pas d’effrayer le lecteur ?
Je ne me suis même pas posé la question. Quand j’ai attaqué cette histoire (on la démarre bille en tête puis on l’amende en cours de rédaction, sans quoi on ne la démarre jamais), je ne me suis par exemple jamais demandé : Est-il important que les méchants soient démasqués à la fin, sur un coup de théâtre ? Dans ce cas, il vaut mieux avoir une foison de personnages à mettre en collision pour embrouiller le lecteur et entretenir le suspense.
La trame était assez complexe comme ça, j’ai choisi de la développer de façon plus linéaire que Mourez Jeunesses. Les personnages aussi étaient chromatiquement bien chargés, et me semblaient assez pittoresques sans qu’il faille leur ajouter du mystère. Il fallait pouvoir les déplacer avec un naturel relatif, sans les encombrer d’énigmes, de non-dits et de coups de théâtre.
Mais en relisant votre question, je comprends pourquoi Le Mot Et Le Reste m’a proposé d’intégrer cette liste de personnages à la fin !
– Grâce à vous, on découvre ici avec délice le concept de «faide», que Wikipédia définit ainsi : «un système de vengeance privée opposant deux familles ennemies, deux clans, deux tribus.» Ce concept, qui remonte au moins au VIème siècle, est finalement bien proche de la vendetta plus connue par chez nous et assez pratique pour poser les bases d’un polar. C’est l’idée de départ du roman ?
Effectivement, la Faide est une vendetta. L’idée de départ était plutôt : Qu’est devenu Maniabosco vingt ans après Mourez Jeunesses ? Qu’est devenue Roseline vingt-cinq ans après son Coup de Pompe ? Je ne m’en tiens toujours pas quitte avec Roseline. Je pense qu’elle sera la muse du quatrième, s’il devait y en avoir un quatrième. L’idée des Mérovingiens remonte, elle, à beaucoup plus loin. A la première partie des années 80. Je vous avais dit, il y a deux ans, que j’avais essayé de devenir dessinateur de bandes dessinées. L’idée de cette Faide à travers les siècles date de ces années-là. J’étais alors en pleine extase mérovingienne !
Pour Clodomir, il me fallait trouver rapidement un scénario. J’avais envie de commencer quelques chose, j’avais les quatre personnages principaux, je les connaissais déjà pour les avoir mis en scène… La Faide donc était une garniture au départ, un prétexte tout prêt. Après, il faut bien loger les personnages dans un biotope qui leur donne envie de vivre. Je ne les sens bien que si le décor est crédible. Je parle d’une crédibilité narrative, parce que l’environnement de cette histoire est très baroque !
– Si j’ai parlé plus haut de «polar mérovingien», il convient pour être juste de préciser que le roman est contemporain. Ceci dit, vous lui donnez une patine particulière, une ambiance qui rappellerait les polars français des années 70. C’est volontaire, une sorte d’hommage à des livres ou des films qui vous inspirent ?
Je ne suis pas assez expert en romans policiers pour penser quelque chose des polars des années 70. Pour Clodomir, oui, il y a une grosse influence d’Elmore Leonard, que m’a fait découvrir Raoul. Jusque là j’étais subjugué par Donald Westlake, et j’ai appris que Leonard était une influence majeure de Westlake.
Je suis très poreux à tout ce que je lis. Coup de Pompe était placé sous l’étoile de Marc Behm, qui écrivait des polars fantasmagoriques comme Mortelle Randonnée. (Polars, c’est pour dire quelque chose !) C’est sûrement l’influence de Behm qui donnait à ce texte la couleur d’un conte au départ. Mourez Jeunesses était lui aussi un carrefour de courants d’air : Thompson, Westlake, Amila, Sébastien Japrisot, etc. Je les ai tellement charcutés, ces deux romans, que des influences bien postérieures au premier jet s’y sont mêlées. Maintenant, je n’y retrouve plus mes petits !
Au chapitre influences, ça bruisse autour de vous, on cite des noms et c’est plutôt flatteur. Votre éditeur, dans la présentation du roman, a cette phrase : « On croirait voir Audiard débarquer chez les bourgeois déchus de Chabrol». Quant à moi, j’ai pensé à plusieurs reprises au commissaire San Antonio. Mais vous, s’il fallait absolument vous placer vous-même sous l’égide de quelqu’un, pour ce roman et les autres à venir, et sans aller jusqu’à la revendiquer, quelle(s) figure(s) tutélaire(s) planerait de manière tout à fait naturelle dans votre panthéon littéraire ? Vous pouvez abattre votre joker.
Audiard, peut-être parce que ça cause argot parfois, et que le texte promène par moments des désenchantements un peu beauf ou vieille France… On disait anarchiste de droite dans le temps. Chabrol, ma foi… Je ne sais pas. Dans cette histoire, il n’y a pas vraiment de pécores qui défendent leurs robes de chambre comme chez Chabrol. Le but n’était pas de loger dans l’intrigue une peinture de mœurs et de critiquer une certaine bourgeoisie de province. Mais on pourrait citer les atmosphères d’Audiard et de Chabrol pour d’innombrables polars français, non ? San Antonio en revanche, je récuse catégoriquement ! Si on sent la patte de Frédéric Dard chez Clodomir, c’est vraiment le hasard. Je ne suis fan ni de San Antonio ni de son auteur !
La première grosse influence des auteurs de polars français, déjà, ce sont les traducteurs ! La façon dont étaient traduits les polars américains, Thompson par exemple, ou Lawrence Block, a marqué le style des auteurs français. Je le sais, je le sens, et j’ai moi-même tenté de reproduire cette sècheresse à l’occasion. Je ne sais pas si j’en suis digne, mais j’aimerais autant que mes références penchent vers Jim Thompson, Donald Westlake, Elmore Leonard (et leurs traducteurs), ainsi que Sébastien Japrisot. Je pense avoir été marqué par l’esprit malicieux d’Henri Michaux, celui d’Ailleurs, de Voyage en Grande Garabagne, d’Un Barbare En Asie. J’ai dû emprunter aussi à de nombreux auteurs non-contemporains qui ne versent pas dans le polar, et à des historiens et des vulgarisateurs d’astrophysique… Et mon Panthéon est une énorme termitière ! En haut de la pile : Les Misérables, Les Liaisons Dangereuses, Le Passe-Muraille… Non, il y en a trop, ce n’est même pas la peine de commencer.
Ah oui, Maigret ! C’est tout récent. J’ai réussi à vaincre quarante années de répulsion. J’avais essayé mille fois de lire un Maigret, et je ne pouvais pas conjurer le spectre de Jean Richard ni ces après-midi déprimants devant la deuxième chaîne de télévision. Il y a un an, j’ai trouvé deux bouquins de Maigret dans la rue. Je n’avais rien à lire, j’ai retenté le coup et j’ai découvert un univers infiniment attachant, qui commence en 1930 et s’achève en 1972. Je les ai tous dévorés l’un après l’autre, dans l’ordre chronologique. Je pourrais maintenant en parler pendant des heures.
– «Vous êtes le type même du flic passif, velléitaire, sans idéal. Intelligent pour rien.» C’est ainsi que Paul Rodan décrit Victor Maniabosco, dit Bosco, personnage central du roman. C’est peu flatteur comme description … Vous le voyez également ainsi, votre «héros» ?
Oui, Maniabosco est ainsi, mais il est tout ça avec une certaine rondeur. Il est également égocentrique, dilettante, prend ses enquêtes pour un jeu et se laisse gentiment corrompre. C’est un fin limier mais un mauvais flic. Il ne sait jamais quoi faire d’un coupable quand il l’a démasqué. Il ne déteste personne, pas même les meurtriers après lesquels il court. Il est plutôt enclin au pardon. Le mal étant fait, il laisse s’accomplir une sorte de justice immanente par paresse ou par découragement psychique peut-être. Car il est surtout enclin au pardon par lassitude plus que par charité chrétienne. C’est sûr, Maniabosco n’est ni Javert ni Maigret ! Il m’émeut ainsi… peut-être parce que je suis un peu comme ça aussi. Bref, je m’émeus moi-même, je suis madame Bovary !
J’ai choisi de mettre en scène un héros neutre, comme peuvent l’être Tintin ou Spirou. Ces héros sont raisonnables en tout. Ils sont raisonnablement drôles, raisonnablement indignés, se mettent raisonnablement en colère, n’ont pas une personnalité écrasante. Ils laissent s’ébattre des seconds rôles beaucoup plus colorés, comme c’est le cas du capitaine Haddock, Tournesol ou les deux Dupont/d chez Tintin, Fantasio, le comte de Champignac, le marsupilami ou Zorglub chez Spirou.
Maniabosco remplit bien cette disponibilité ou cette vacuité de héros neutre mais, contrairement à la progression lapidaire d’une intrigue en bandes dessinées, dans le cadre d’un roman ce genre de héros neutre devient vite un principe métaphysique, et c’est gênant pour un polar ! Maniabosco devait présenter quelques aspérités, un minimum de noirceur pour rester humain et charnu. Comme il n’est ni un cogneur, ni un snipper, ni un sanguin, les défauts cités plus haut sont son certificat d’humanité.
– L’avantage de proposer une intrigue avec de nombreux personnages, c’est qu’on peut en faire flinguer un certain nombre sans que ça ne soit trop gênant. Vous vous êtes fait plaisir avec tous ces meurtres ?
Clairement, oui ! La mort est un vide-poches bien pratique. Un personnage a fini de servir ? Hop, au frigo, pas d’histoires. Dans le cas de Clodomir, étant donné le sentiment de puissance et d’impunité qui habite l’un des protagonistes, perpétuant la radicalité guerrière de ses ancêtres, je ne le voyais pas épargner ses ennemis. Le coup des chiens par contre fut très pénible à écrire, et encore aujourd’hui j’y pense comme une souillure.
Votre écriture est très visuelle, presque cinématographique. De plus, votre intrigue, labyrinthique, se développe lentement au gré des apparitions de vos multiples personnages, c’est du pain béni pour une adaptation en série télévisée. Les dialogues sont quasi prêts à être filmés, enfin des acteurs auraient quelque chose de consistant à se mettre en bouche. Des envies de ce côté-là ?
En y réfléchissant, honnêtement, je ne sais pas s’il y a tant de personnages que ça dans Clodomir. En tout cas, s’il y a plus de personnages ici que chez Simenon, Ellroy ou Westlake. « Des envies de ce côté-là ? » Je n’y ai pas pensé, et la question me déstabilise… Je crois que ce n’est pas de mon ressort et… finalement, non, pas spécialement d’envies.
Page 82, Quéré s’adresse ainsi à Maniabosco qui compte enquêter seul en piochant dans son « compte épargne-temps »: « Sinon, tu sais que tu as plus de cinquante ans, pas beaucoup d’entrainement, tu es gras, tu es lourd, tu manques de souffle et jarret… ». Vous verriez quel acteur pour endosser le rôle de Maniabosco ? Et pour Roseline, quelle actrice ?
Raoul m’en avait causé après quelques verres de quincy, cruchons de rouge sicilien et grappas. On s’était mis d’accord sur Yvan Attal pour le rôle de Maniabosco, bien qu’Attal soit plus tonique que mon héros. Pour Roseline, ce serait une grande femme maigre et sèche de soixante ans, n’inspirant aucune tentation pour Cythère. Là, je préfère sortir mon joker !
Page 117, « Elle tient son conseil d’administration à Jouy-le-Potier, s’enracinant dans les sables granitiques et les argiles de cette Sologne des étangs où est enfoui le cœur du vieux royaume neustrien, l’absolu irrévocable de Paul Rodan. ». À moins d’une solide ascendance solognote, qui sait ça ? Vous ne faites pas dans l’approximation. On dirait que vous ne déconnez pas avec la documentation. L’obsession du détail ?
L’obsession du détail, incontestablement. C’était déjà mon défaut quand j’essayais de faire de la bande dessinée, et ce travers occasionnait des problèmes rédhibitoires de lisibilité.
« Qui sait ça ? » Wikipédia sait ça ! Si on creuse cette question, on va se retrouver avec un manifeste sur l’illusion romanesque et ses sous-entendus. Car, évidemment, tout est factice dans ce genre de roman qui ne défend rien d’autre que le plaisir de lire une histoire. Sinon, comme vous dites, « je ne déconne pas avec la documentation »… qui donne juste le bon vernis en guise de coupe-faim.
Elmore Leonard ne plaisantait pas non plus avec la vraisemblance et envoyait Gregg Sutter, son researcher aux quatres coins du pays pour avoir les bonnes infos. Avez-vous envoyé quelqu’un à Cambrai ou Tournai, terres mérovingiennes ou faites-vous ça tout seul ?
Je fais du fond de mes pantoufles avec ce que j’ai à portée de la main. L’histoire prend certaines directions parce que je connais des gens susceptibles de la documenter. Je fais avec mon petit réseau de Gregg Sutter en somme. La Nouvelle-Zélande, on en reparle plus bas, mais le fait que j’aie un ami d’enfance qui fut un temps marin-pêcheur et qui pouvait me donner quelques détails de navigation pour la frime, donner éventuellement l’impression au lecteur que je maîtrise bien mon sujet, m’a décidé à faire naviguer deux protagonistes d’une île néo-zélandaise à l’autre. De même Destrebecque est devenu buraliste parce que j’en connaissais un qui pouvait me parler de son métier, celui à qui le bouquin est dédié et qui a, hélas, choisi de rompre avec la biologie.
Je sais, j’ai l’air de me déprécier, mais je vous jure que ces petites frimes ne sont pas honteuses, et même indispensables pour charpenter une action.
En juin 2020, vous nous déclariez : « J’ai lu pas mal de livres d’histoire, avec, là aussi, des lubies périodiques venues du fin fond de ma scolarité : les Mérovingiens, la Guerre de Trente Ans, la Commune de Paris… Dans les années 80, j’étais tombé sur le livre d’un mec nommé Lucien-Jean Bord, Les Rois Inconnus. Il racontait l’histoire de la dynastie mérovingienne avec un regard de… catholique intégriste, sans doute. J’ai dû lire ce livre dix fois ! » Et aujourd’hui, bim, Sa Majesté Clodomir ! On peut lire que les Républicains, circa Jules Ferry, « ont perpétué et accentué à travers l’école publique la perception négative de ces rois, se déplaçant dans de lourds chariots bâchés tirés par des bœufs. Une fascination pour les rois fainéants ?
Bien avant les Républicains du XIXe siècle, les Carolingiens n’avaient pas mégoté le discrédit de leurs prédécesseurs. Les rois fainéants commencent avec la descendance de Dagobert Premier, petit-fils du Clotaire dont il est question dans mon bouquin, donc arrière-petit-fils de Clovis. La difficulté, c’est qu’il y a, selon les époques, trois ou quatre royaumes francs sur le territoire de ce qui est aujourd’hui la France, avec un roi fainéant à la tête de chacun d’entre eux et, dans chaque cas, un maire du palais fourbe qui tire les ficelles en coulisse !
Fasciné par les Rois fainéants, oui, comme on peut l’être pour les périodes de décadence. Et leur décadence a duré longtemps. Près de deux siècles… Jusqu’au sacre de Charlemagne. Ces rois n’étaient pas à proprement parler fainéants, certains ont même tenté de reprendre du poil de la bête, mais ils servaient de caution dynastique à toutes sortes d’intrigants, en particulier aux futurs Carolingiens, une famille vassale très puissante qui commençait à gangréner le pouvoir dans les royaumes francs. Les plus célèbres sont Charles Martel et Pépin le Bref. D’après Lucien-Jean Bord, ces malheureux otages dynastiques, Thierry III et IV, Clovis II, Clotaire III, Dagobert II, Chilpéric II, Childéric III, etc. étaient abrutis d’alcool et d’orgies dès l’enfance et devenaient vite des loques et, quoi qu’il en soit, des marionnettes. Quand on les cloîtrait, c’était une façon de les mettre au frais pour le cas où ils resserviraient plus tard, car on avait besoin de faire régner un fantoche du sang de Clovis. On leur grillait le cuir chevelu au fer rouge pour empêcher leurs crinières dynastiques de repousser. On a ainsi vu des oncles déjà vieux succéder à leurs neveux morts très jeunes…
Mais avec Clodomir et Clotaire Premier, on n’en est pas encore là. Les rois fainéants ne viendront que deux générations plus tard. Cette période obscure, boudée des historiens, était un peu comme le blues : ma cosa nostra !
– Sans rien dévoiler de l’intrigue, on peut dire qu’une partie du roman se délocalise en Nouvelle-Zélande, destination exotique s’il en est. Vous aviez envie de coucher sur le papier quelques souvenirs de voyage ou ces pages relèvent-elles du pur fantasme ?
Un demi-fantasme, contrairement à la tempête qui s’y développe. Elle, c’est un fantasme complet. Il fallait évacuer Paul Rodan quelque part où il fait frisquet. J’ai une amie qui vit actuellement en Nouvelle-Calédonie, mais a longtemps résidé en Nouvelle-Zélande. Je l’ai priée de m’en faire un topo. Et j’ai complété avec une paire de bouquins à l’intention des voyageurs. J’ai lu et écouté des témoignages sur internet. Comme pour les portraits de Juke : je n’ai exploité que le cinquième des données que j’avais pu rassembler. La tempête, elle, c’est de l’imagination pure et simple. J’ai ensuite regardé des vidéos de villes secouées par une tempête. Je m’étais juré de faire figurer un détail que j’apercevais partout, et puis ça m’est sorti de la tête : les feux tricolores arrachés à leur hampe, ballotés par les vents au-dessus des boulevards, pendus à leur câble.
L’obsession des détails, disiez-vous ?
C’est vrai que j’ai une représentation essentiellement visuelle des scènes que je veux décrire. J’ai l’impression d’enfoncer une porte ouverte en disant ça, et c’est peut-être le cas de tous ceux qui écrivent quelque chose, mais je ne suis pas dans leur peau… Peut-être cette représentation imagée est-elle un vestige de mes tentatives malheureuses dans la bande dessinée… Ce que vous appeliez tout à l’heure une « écriture visuelle, presque cinématographique » …
Sans enquêter outre-mesure, les réseaux sociaux, où vous apparaissez aussi comme un champion de la déconne, ne sont pas avares d’informations. Ainsi, vous êtes Lorrain, plus précisément de Villerupt en Meurthe-et-Moselle, un coin qui a eu son lot de tourments au fil du temps. En avril 2020, vous faites ce commentaire, qui semble indiquer une extraction modeste : « Et puis on n’avait pas d’argent de poche, non qu’on claquât du bec, mais ça ne se faisait pas. C’était le Germinal de la suggestion… » Vous n’avez pas été tenté par un « roman social » pour commencer ? C’est pourtant tendance.
Avec le recul, je me dis que j’ai dû connaître une enfance originale pleine de rites et de mythes, des rites prolos mêlés de superstitions campagnardes transalpines, rites géographiques aussi, pas lorrains mais… italo-polaco-cantebonniens. La Lorraine ne ressemblait pas du tout à Villerupt, et encore moins à ses quartiers perchés, Cantebonne et Buttes. J’évite soigneusement d’en faire un folklore, pas certain de ne pas l’avoir idéalisée, cette enfance, avec mes yeux d’alors d’une part, avec le temps qui passe de l’autre.
Je suis issu d’un milieu ouvrier, effectivement. Tout le monde travaillait dans la sidérurgie. Villerupt-centre se trouve au fond d’une cuvette. Raoul et moi venons de ces quartiers perchés en bordure des bois, Buttes et Cantebonne, essentiellement peuplés d’Italiens et de Polonais. Il y régnait un esprit de caste assez réconfortant, celle des métallos. On était connu comme « le fils de Machin ». Ça situait tout de suite le décor, la lignée et même la rue. Je suppose que c’est ce qu’on appelle « avoir des racines ». Et on quittait rarement nos quartiers, même sur nos mobylettes. On était généralement amoureux de filles qui vivaient dans ces hauteurs. Il y avait vraiment un climat spécial, différent de celui qu’on flairait au fond de la cuvette, lui-même déjà particulier. Je m’arrête là parce que ça devient très vite quelque chose dans le goût de Don Camillo !
On en causait avec Raoul. Comment parler de ce Villerupt que nous avons connu au même moment, sans qu’on ne se soit jamais croisé in situ à l’époque ? Comment en parler dignement, sans nostalgie, sans pathos et sans se la jouer Front popu ? Surtout qu’en ce qui me concerne, je n’entendais jamais s’exprimer une revendication sociale à la maison. Mes parents n’en parlaient jamais en ma présence. Je ne voyais que des gens heureux autour de moi, fiers et contents de travailler à l’usine.
Je relis votre question : « Vous faites ce commentaire, qui semble indiquer une extraction modeste : ‘Et puis on n’avait pas d’argent de poche, non qu’on claquât du bec, mais ça ne se faisait pas. C’était le Germinal de la suggestion’. »
On n’avait pas d’argent de poche, non que nos parents en aient manqué, mais ça ne se faisait pas. Aucun ado ne traînait avec des pièces de monnaie dans son short. Pour tout achat, il fallait demander la somme à ses parents ou grands-parents. Une fois la tolérance pécuniaire de nos donateurs consommée, si on voulait quand même s’offrir un album de Tanguy et Laverdure ou une maquette d’avion Heller, il n’y avait pas trente-six solutions, il fallait soit les voler, soit piquer de la thune dans le porte-monnaie de sa mère ou de sa grand-mère. Quatre francs la maquette, sept francs cinquante l’album de BD. Là encore, je suppose que tout le monde a fait ça dans son enfance et que pour exciter la tripe naturaliste, on doit pouvoir trouver des délits plus sauvages ! D’accord, il y a le mot « Germinal » dans votre citation, mais Germinal ne revêtait chez Zola aucun désespoir, bien au contraire. Germinal, c’est quand le prolétaire parvient à s’échapper de la mine ténébreuse, en plein soleil, dans un monde de surface en pleine floraison…
Sinon, pour répondre quand même à votre question, le roman social ne me tente pas. Je n’ai pas grand-chose à dire, je suis perclus de doutes, et encore une fois je ne veux pas faire de folklore en me prenant pour un porte-parole des prolos (qui ne sont, de toutes façons, probablement plus ceux que j’ai connus). Je trouve que ce serait même manquer de respect aux gens de ma famille que de commettre cette usurpation.
Mais ils étaient heureux, ça j’en suis certain !
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