L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Des nœuds d’acier, Sandrine Collette (Denoël / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)
Des nœuds d’acier, Sandrine Collette (Denoël / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)

Des nœuds d’acier, Sandrine Collette (Denoël / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)

« La France profonde. La misère sociale. Une population locale issue des générations entières de consanguins ou d’alcooliques, les deux le plus souvent, dans un environnement semi-montagneux où la dispersion et la rareté de l’habitat ont trop longtemps restreint les échanges et la communication. Voilà ce qu’on en a dit dans les médias. Voilà ce que la nation a retenu. Merci aux journaleux. »

Photo : Sébastien Vidal.


Depuis Il reste la poussière, je tiens Sandrine Collette en haute estime. Cela faisait au moins dix-huit mois que Des nœuds d’acier sommeillait sur une étagère, côtoyant ses congénères, recueillant le silence et la poussière justement, se faisant le plus petit possible pour éviter de devenir l’antre d’une araignée, l’hôte d’une toile de soie fine et douce.
Mais comme tous les autres bouquins que j’ai lus, il a fini par m’appeler, et je l’ai entendu tout de suite. Ce chuchotement, imperceptible, quasi irréel, à se demander même s’il ne venait pas de mon esprit. Ce son si fragile, indicible, léger et invisible, mais tellement tentant !


C’est devenu compliqué de chroniquer un livre qu’on a aimé très fort, parce que c’est presque mission impossible d’éviter les expressions devenues des poncifs, comme « j’ai adoré », « la claque », « le coup de cœur », des trucs comme ça. D’une certaine manière c’est une bonne chose, cela oblige à se renouveler, à arpenter d’autres territoires, imaginer d’autres itinéraires. Et emporter un matériel un peu plus original mais toujours idoine.
Ce bouquin, il m’a pris tout de suite, dès la première page. C’est pas l’homme qui prend le bouquin, c’est le bouquin qui prend l’homme. La forme de narration y est peut- être pour une large part, mais l’histoire et les personnages (j’inclus le paysage et le territoire) sont d’une grande puissance, je suis entré dans ce roman en tenant la main de Théo, Joshua, Basile et Luc. Pas beaucoup de femmes vous allez penser, c’est vrai. Mais la seule femme que j’imagine faire la maille pour figurer sans être ridicule dans cette histoire de dingues c’est Annie Wilkes, et aux dernières nouvelles, elle est aussi morte que la probité chez un homme politique.


Je vous fais le topo rapido. Un homme, Théo, sortant de taule, un type un peu borderline et violent, se met au vert dans un coin reculé et montagneux de France. Il atterrit chez Basile et Joshua, deux frangins vieux garçons, deux sales types pires que la gale et ébola réunis. La suite, vous ne pouvez même pas l’imaginer. Bon, je ne déflore pas le secret virginal en disant qu’il va se retrouver prisonnier chez ces deux cinglés dégénérés.

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Ce que j’ai trouvé très bon dans ce roman très dur, c’est la présentation de cette France dite profonde, celle d’en bas, vraiment tout en bas, là où la lumière ne s’infiltre plus, ni dans les recoins, ni dans les esprits. Sandrine Collette évite l’écueil manichéen et ne saute pas à pieds joints dans la flaque du lieu commun. On comprend, grâce à son écriture subtile, que les deux lascars, Basile et Joshua, sont des résidus de fin de race, mais qu’en aucun cas ils n’incarnent « une palette d’individus représentatifs de la société rurale ».
Basile et Joshua, Joshua et Basile. Avec leurs façons de faire et de bouger, de se frôler et de se taire, dans leur quotidien sordide et routinier, avec leur caractère de bourrus (j’utilise ce qualificatif à la place de « taiseux », un mot presque galvaudé mais qui pourtant serait le mot que j’aurais utilisé), dans leur face à face sépulcral, ils m’ont rappelé les Gus et Abel du fameux Grossir le ciel de Franck Bouysse. Comme si Gus et Abel avaient trouvé leur pendant Sith sur cette planète, leur côté obscur en extra-large et en trois dimensions.

Photo : Yann Leray.


Ce livre est étouffant, éprouvant, il vous corrode l’âme, exerce une volonté en propre sur vous. La nature impitoyable et foisonnante vous oppresse, les saisons vous écrasent. Le temps qui s’écoule le fait en râpant votre peau et votre mental, chaque minute vous dépèce, vous réduit, vous ratatine un peu plus. Jusqu’à la soumission. Inévitable.
La soumission. C’est le phénomène le plus intéressant de ce récit. L’auteur met en place les conditions favorables à la grande machinerie capable de briser un homme, doucement, avec la lenteur du sadique patient, sans aucun espoir d’échappatoire, avec tout au fond, la pensée effrayante que la mort serait un soulagement, finalement.
Peu à peu, les mécanismes se mettent en place, Théo, d’abord rebelle, se fait mater par l’implacable cruauté de ses geôliers, et nous assistons, impuissants, à son pénible renoncement à la lutte. Ce qui est grand, c’est que Basile et Joshua vont tellement loin dans leur folie, sont si dépourvus d’empathie et de compassion, incapable d’une belle pensée, que nous en arrivons à les prendre par moment en pitié, parce qu’ils sont perdus, autant perdus qu’un humain jamais effleuré par la caresse de l’amour puisse l’être.
Et puis il y a l’analyse psychologique très fine, celle qui radiographie la relation entre Théo et Luc. Nous voyons s’instaurer au rythme des jours, des semaines, des mois, une altérité, un souci de l’autre, sans doute la seule chose que ces deux-là possèdent dans leur enfer.
Sandrine Collette nous montre à quelle point le quotidien répétitif et le travail physique peuvent devenir abrutissant, anéantir toute volonté, saper le moral jusqu’à l’intangible, le point de non-retour. Comment la peur froide et permanente peut vous avaler, entièrement.
Tout à l’heure je vous causais de la nature, omniprésente, dure, sans pitié. C’est la nature identique à celle de Jim Harrison, souvent magnifique mais impitoyable, parce qu’elle est simplement la nature, qu’elle se fiche bien d’être belle, elle est, tout simplement, et tant pis pour les dégâts collatéraux. Il y a ce passage : Les arbres sont noirs et nus en hiver. Il y a des moments où je me dis qu’ils n’auront plus jamais de feuilles. Le regard qu’on porte sur eux est irrémédiablement triste et je ne sais pas dans quelle mesure ce regard les anéantit, sur l’instant. Les arbres font des signes avec leurs bras dépouillés. Le vent mugit en leur passant entre les branches comme une main impudique.


Durant toute ma lecture (qui a été tambour battant), j’ai toujours eu dans l’idée qu’on était entre Grossir le ciel (même si l’histoire n’a rien à voir), Délivrance (ce film de ouf) et un peu Vertiges de Franck Thilliez (pour la promiscuité et l’ambiance).
Bon, Des nœuds d’acier, c’est risqué de l’ouvrir, mais je pense que le voyage vaut sacrément le détour. Vous êtes prévenus.

Seb.

Des noeuds d’acier, Sandrine Collette, Denoël / Le Livre de Poche, 264 p. / 261 p., 17€ / 7€40.

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