Entre 1971 et 1981, Manchette créa rien de moins que le néo-polar, appellation qu’on lui doit car on n’est finalement jamais si bien servi que par soi-même. La messe était dite, il ne publia plus aucun roman de son vivant et préféra se consacrer à l’écriture de chroniques sur le roman noir, de critiques de cinéma, domaine dans lequel il se distingua également en tant qu’adaptateur, scénariste et dialoguiste.
10 ans, cependant, lui suffirent pour laisser une poignée de classiques inoubliables, parmi lesquels La Position du tireur couché, Le petit bleu de la côte Ouest, Ô dingos ô châteaux, L’affaire N’Gustro et Nada, dont l’adaptation en BD par le tandem Doug Headline (fils de Manchette) et Max Cabanes nous occupe aujourd’hui.
Paris, début des années 1970. Un groupuscule anarchiste décide de frapper un grand coup en kidnappant, en plein Paris, l’ambassadeur des États-Unis, profitant d’une visite incognito de ce dernier dans un bordel. Mais, bien sûr, rien ne se passe comme prévu et la ferme isolée dans laquelle se sont réfugiés les activistes et leur victime est vite repérée par les forces de l’ordre. À leur tête, le commissaire Goémond, chargé de l’enquête …
Habité par des personnages forts et particulièrement bien incarnés par le dessin de Cabanes, Nada, au-delà de l’intrigue initiale plutôt ténue, s’appuie sur l’amitié indéfectible que se portent deux des protagonistes, Épaulard et Treuffais. L’un a choisi de participer au coup, le second s’est abstenu. C’est sur ce désaccord majeur que Manchette pose la question de l’engagement politique quand il bascule dans la violence révolutionnaire.
Aussi connu soit-il pour ses opinions d’extrême gauche, Manchette ne se livre pas pour autant à une apologie de l’action armée, loin s’en faut. À ceux qui le soupçonneraient de sympathie pour le terrorisme, il faut faire lire ces lignes extraites de son Journal 1966-1974 :
« J’ai eu ce soir une discussion intéressante avec Melissa qui, de fait, pensait que mes personnages de desperados étaient en quelque mesure des « héros positifs ». J’ai tâché de la détromper en exposant qu’ils représentent politiquement un danger public, une véritable catastrophe pour le mouvement révolutionnaire. J’ai exposé que le naufrage du gauchisme dans le terrorisme est le naufrage de la révolution dans le spectacle. »
Noir, très noir, le roman de Manchette ne perd rien dans cette splendide adaptation qui doit autant au dessin de Cabanes qu’ à la façon dont Doug Headline a su préserver les désillusions et l’humour à froid de son père. Efficace dans les les scènes d’action, le récit laisse néanmoins la part belle aux atermoiements moraux et idéologiques des personnages sans jamais tomber dans l’abscons. De plus, Cabanes recrée à merveille l’ambiance des années 70, la France Pompidou, grâce à la finesse de son trait ainsi que par ses choix de couleurs.
Cette réussite sur tous les tableaux peut également s’expliquer par le fait que les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble sur une adaptation de Manchette : Fatale. Et ils ont récidivé depuis avec La Princesse du sang et Morgue pleine.
Il serait dommage de bouder son plaisir et de passer à côté de ces ouvrages qui, en plus de remettre en avant l’oeuvre immortelle de Manchette, le font avec une classe que n’aurait sans doute pas reniée leur auteur.
Yann.
Nada, Cabanes/Manchette/Headline, Dupuis – Aire Libre, 188 p. , 29€95.