« Bank n’a sûrement pas renoncé à travailler sur l’affaire – ça, j’en suis aussi sûr que de ma présence dans cette voiture. Mais sa stratégie a changé. Au lieu de prendre l’enquête à bras-le-corps, en tentant de contraindre les faits à se livrer, il les laisse venir à lui. Ce qu’ils feront forcément – tôt ou tard … La nuit, la ville lui appartient. Il en comprend mieux que quiconque les échos et les rythmes secrets. Elle lui parle. Et en tendant l’oreille, il me semble que, moi aussi, je pourrais l’entendre. »
Précédemment publié en 2000, Les quatre coins de la nuit a beau être l’ouvrage le plus connu de Craig Holden, il méritait sans aucun doute d’être remis en avant tant il nous semble faire figure d’incontournable au sein du pourtant très fourni catalogue Rivages/Noir. Le grand Claude Mesplède lui-même tenait l’auteur pour une des révélations du roman noir américain des années 1990. Cinq romans sont parus en France, dont deux seulement restent aujourd’hui disponibles en libraire avec celui auquel on s’intéresse aujourd’hui : Route pour l’Enfer (Folio Policier 2000) et La Rivière du chagrin (Rivages/Noir 2008).
Déroulant ses 450 pages dans une petite ville de l’Ohio (dont l’auteur est originaire), Les quatre coins de la nuit met en scène deux flics, Bank Arbaugh et Mack Steiner (le narrateur). Collègues de longue date, les deux hommes ont fini par nouer une véritable amitié au fil des années, chacun connaissant l’autre aussi bien qu’il est possible de connaître quelqu’un. Lorsque l’enlèvement d’une fillette de 12 ans leur est signalé et qu’ils prennent l’enquête en charge, ils se retrouvent simultanément confrontés au souvenir d’un cas similaire sept ans plus tôt, quand la fille de Bank avait également disparu sans jamais reparaître. Ils vont devoir se plonger à nouveau dans les ténèbres pour affronter à la fois leurs souvenirs et le drame qui se joue quelque part dans la ville.
Happant le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le lâcher jusqu’à la fin du roman, Craig Holden ne joue pourtant pas la carte du spectaculaire ou du racoleur. Pas de surenchère ici, rien de gratuit ni de manipulateur. C’est ailleurs que tout se joue, dans cette description minutieuse de chacun des protagonistes et de ses motivations, dans l’attention portée aux hommes comme à la ville. Rares sont les romans noirs passés dans nos mains à donner autant de profondeur, d’épaisseur à celles et ceux qui sont mis en scène et se débattent au coeur de la nuit comme autant d’insectes pris dans une toile d’araignée. Holden est proche de ses personnages et prend le temps de nous les rendre familiers, créant ainsi un lien qui l’aide à rendre le lecteur captif de ses pages. S’il prend son temps pour poser le décor et l’ambiance du drame, il sait garder notre attention et éviter toute longueur inutile.
« Nous avions découvert, Bank et moi, qu’une fois accoutumé à l’obscurité, on se repère très bien dans le noir. Alors on regardait. Et on écoutait. Nous approchions sans bruit d’une scène suspecte et nous nous posions dans un coin sombre, comme des voyeurs – si personne ne nous semblait menacé d’un danger immédiat, bien sûr. C’était la meilleure façon de nous initier aux us et coutumes de nos futurs clients, à leur langage, à leur comportement, à leur mode de relations et à leurs mobiles. »
On l’aura compris, ce n’est pas la trame initiale du roman qui en fait la force, ni sa facture somme toute assez classique, c’est ce talent confondant pour donner vie sous nos yeux à toute une galerie de personnages aussi crédibles dans leur humanité qu’émouvants dans leurs faiblesses. Et même lorsqu’il s’engage sur une voie encore plus sombre et potentiellement susceptible de nuire à l’équilibre trouvé jusque-là, Craig Holden le fait avec suffisamment de tact et de finesse pour rester convaincant. Si l’ombre de Dennis Lehane, à l’époque où il écrivait encore de bons bouquins, plane inexorablement sur Les quatre coins de la nuit, le roman ne souffrira pas une seconde de la comparaison avec Ténèbres, prenez-moi la main ou le désormais classique Mystic River. Il pourra au contraire figurer fièrement à leurs côtés dans la bibliothèque de tout amateur de roman noir qui se respecte.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Carn et Catherine Cheval.
Yann.
Les quatre coins de la nuit, Craig Holden, Rivages/Noir, 455 p., 9€70.