« – N’accepte jamais d’être exploitée et humiliée. Peux-tu m’expliquer pourquoi tu n’es pas partie avant ?
– C’est que j’avais besoin de gagner ma vie…
– Ce qui prime sur tout, c’est ta dignité et ta liberté.
– Des mots en l’air… »
Le pain perdu.
C’est plutôt le territoire de l’enfance, le pain perdu, dans l’imagerie habituelle, n’est-ce pas ?
Tu parles d’une enfance.
Parce que :
« L’histoire
la véritable
que personne n’étudie
qui aujourd’hui ennuie la plupart
(qui a entraîné des deuils infinis)
d’un seul coup t’a privé d’enfance »
C’est Nelo Risi, poète et cinéaste italien, son époux, qui (lui) écrit ces mots-là, qu’Edith Bruck place en épigraphe de son récit.
Edith Bruck est née dans un village hongrois près de la rivière Tisza, Tiszabercel.
Edith Bruck est née Steinschreiber, juive, en 1931.
Edith Bruck est née pauvre dans une famille pauvre et rude, parce que l’époque est à la rudesse.
« Ne pouvant dire la vérité, parce que sa mère, quand elle avait découvert qu’elle était allée retrouver Juja la folle, n’avait guère hésité à lui flanquer une gifle ou à l’envoyer au lit sans dîner, sachant bien que cette petite morveuse de dernière-née, qu’elle avait « chiée au monde » (c’étaient ses termes, quand elle était exaspérée), était attirée par les fous, par les vieux, assis dans la rue au premier rayon du soleil et par les bègues baveux qu’elle voulait comprendre. Elle avait une curiosité malsaine, mais sa mère devait admettre que c’était la première de la classe, malgré les lois raciales, que le village n’appliquait pas à la lettre. Et les trois élèves juives, tout en étant reléguées au dernier rang, ne subissaient pas ces lois avec la même sévérité que dans les villes. La petite Ditke était assise près de ses deux coreligionnaires : Piri, fille mercière Roth, Eva, fille du marchand d’épices Reisman et elle, fille de Stein Schreiber, d’un père qui, faute d’autres revenus, conduisait les bêtes des autres pour les vendre au marché de la ville voisine, pour un gagne-pain de misère. Piri la regardait de travers, parce qu’elle était trop pauvre à cause de son père, qui, contrairement au sien à elle, Piri, barbu et frisé, avait l’aspect d’un goy et fréquentait rarement la petite synagogue. »
Les lois raciales dont il est question reprennent celles de Nuremberg (s’il était besoin de le préciser).
Et puis tout s’enchaîne.
C’est la page 36, nous sommes en 1944.
Les gendarmes arrivent alors que sa mère travaille le pétrin.
Ils doivent partir, maintenant, obéir, tout de suite.
Et les miches ne seront jamais enfournées.
« – Va-nu-pieds, fripiers, grippe-sous, nez-crochus qui vous pissez dans la gueule, immondes et sales Juifs, du balai, foutez le camp !
– Mais pour aller où, où ? Demanda une voix ? »
C’est d’abord un premier train, pour le ghetto.
C’est ensuite quelques temps dans le ghetto.
C’est encore un autre train. Pour un camp.
D’extermination.
« Oh, comprendre les règles, les disciplines rigides, les rôles, ce n’était pas facile, pas plus que de connaître les trucs permettant éventuellement de survivre, ni d’être les gardiennes de notre vie sans nuire aux autres, dans le combat de chaque jour pour arriver au lendemain . »
Edith Bruck raconte cet ersatz de vie dans le camp, le temps qui ne ressemble plus à rien, les aguets et la faim, tout le temps, la mort partout. Elle raconte brièvement, elles sont déplacées de Pologne en Allemagne. Elles, c’est Edith et sa grande sœur Judit, qui n’ont pas été séparées.
Elles seront ensuite déplacées à Kaufering puis à Landsberg (des camps « satellites » de Dachau) et encore à Bergen-Belsen, ensemble toujours. Et de « chance » en « miracle », s’emploient à leurs survies.
« Les jeunes bourgeoises, plus fragiles que nous, avaient moins de défenses, tout comme les hommes : notre vie antérieure, par sa dureté même, nous avaient avantagées et nous avions mieux résisté. Nous luttions contre les poux, contre la faim, sans jamais aller jusqu’à arracher de la bouche des autres la nourriture, contrairement à elles, qui le faisaient souvent, même entre mère et fille. L’éducation morale de maman avait porté ses fruits jusqu’à cette limite, où nous aurions, sans elle, risqué de devenir des ennemies l’une pour l’autre. »
Edith Bruck raconte les retrouvailles avec la fratrie, qui n’en sont pas, ou pas vraiment, ou pas celles auxquelles elles s’attendaient.
« Judit et moi échangions des propos muets, comme pour exprimer qu’entre nous et ceux qui n’avaient pas vécu nos expériences s’était ouvert un abîme, que nous étions différents, d’une autre espèce. »
« Dans quel monde sommes-nous revenues ? » demandera-t-elle plus tard.
Et plus loin :
« Je t’en supplie, ici, on ne peut plus vivre. Ils ne savent pas quoi faire de nous. »
On les sait aujourd’hui les « difficultés » qu’ont rencontrées les survivant.es des camps à pouvoir dire, à avoir l’espace pour dire. À cesser d’être considéré.es comme des pestiféré.es. Pour tout un tas de raisons (plus moches les unes que les autres, mais c’est un avis personnel).
Edith retrouve la vie et elle a cet irrépressible besoin de dire. Et, puisqu’elle ne peut pas être écoutée, d’écrire. Témoigner, écrire, écrire déjà.
« Notre envie de parler fermentait en nous. Contrairement à Judit, les mots me faisaient enfler. Bientôt je doublai de poids et passai de quarante à quatre-vingts kilos ».
« – Ça valait la peine d’être sauvées.
– Je n’en sais rien. Vivons, nous verrons en vivant. Nos vrais frères et sœurs sont ceux des camps. Les autres ne nous comprennent pas, ils pensent que notre faim, nos souffrances équivalent aux leurs. Ils ne veulent pas nous écouter : c’est pour ça que je parlerai au papier. »
Edith a seize ans, elle a envie de vivre, d’aimer, ne veut plus de dortoir, jamais, ne veut pas d’uniforme, ne veut pas d’armes, veut vivre sa vie et ne la devoir qu’à elle. Elle a seize ans, travaille, se marie, divorce, se marie, divorce, selon les besoins de la société dans laquelle elle évolue : Hongrie, Tchécoslovaquie, Israël. Et puis Zurich, Istanbul et l’Italie. Elle est serveuse, chanteuse-danseuse de cabaret, travaille, dur, dans un institut de beauté. Elle essuie quelques dominations, c’est l’après-guerre que veux-tu ?
Et puis lui, Nelo Risi. Ils s’aiment. Ils s’épousent, et (re)prennent le cours de leur vie. Commune.
Au crépuscule de sa vie, Edith Bruck est inquiète.
« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger ! »
Elle est aussi tarabustée par son identité. Ses identités. Petite fille aux pieds nus, juive, survivante, …
Pour qui sont ces honneurs qui sifflent sur sa tête ? Elle apporte quelques réponses, dans une lettre qu’elle adresse à Dieu, qu’elle nomme Grand Silence…
« […] j’ai encore à éclairer quelques jeunes consciences dans les écoles et dans les amphis universitaires où, en qualité de témoin, je raconte mon expérience depuis une vie entière. Où les questions les plus fréquentes sont au nombre de trois : si je crois en Toi, si je pardonne le Mal et si je hais mes tortionnaires. […] Ce n’est qu’à la troisième que je peux apporter une réponse certaine : pitié oui, envers n’importe qui, haine jamais, c’est pour ça que je suis saine et sauve, orpheline, libre. […] »
La lecture est âpre, l’écriture est belle, elle commence comme un conte, et pourtant la bile tangue en mer houleuse. Tu comprends pourquoi. C’est pas grave, ça n’empêche pas de lire. Et le livre est court. Il va à l’essentiel.
Elle est balèze Edith Bruck, à savoir raconter l’indicible, simplement…
Quelle femme ! Quelle force talentueuse !
Le livre, écrit près de quatre-vingts ans après les « faits », est sorti en Italie en 2021, où il eut grand succès (évidemment) et obtint deux prix (le prix Strega Giovani et le prix Viareggio, pour les connaisseurs et connaisseuses). Je lui souhaite une reconnaissance immense (et urgente) ici.
Traduit de l’italien par René de Ceccatty.
Le pain perdu, Edith Bruck, Éditions du sous-sol, 176 p., 16,50€.