Valentine Imhof fait irruption sur la scène du polar français en mars 2018 avec Par les rafales, premier roman marquant et remarqué, dans lequel s’exprime une voix forte et originale, charnelle, fiévreuse, abrasive, impossible à oublier. Zippo, en octobre 2019, enfonce le clou sans ménagement et confirme ce que l’on avait immédiatement flairé : on tient là une auteure, une écrivaine (barrez l’option qui vous plaît le moins), une vraie. Lorsqu’on apprend qu’elle vit depuis plus de vingt ans sur l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, ce choix vient confirmer l’image que l’on s’est forgée d’elle, un caractère trempé qui se fout des conventions, qui abhorre ce qui est fade et tiède, bref un personnage entier, comme on les aime ici. Mettant à profit la première période de confinement en mars 2020 (imaginez le confinement sur une île dont on aurait suspendu toutes les liaisons avec le continent !), Valentine Imhof s’est lancée dans l’écriture d’un troisième roman, restant fidèle à son éditeur d’origine, Le Rouergue.
« C’est l’Amérique des années 1930. Celle de la Prohibition, du suprémacisme blanc, de la misère qui a jeté des millions d’affamés sur les routes. Quand ils ne voyagent pas agrippés sous un train, de ceux dont la conquête de l’Ouest a pavé le pays et qui mènent à présent jusqu’au Pacifique. Et cet horizon-là, celui des rivages de la Californie, prometteurs d’un avenir doré, c’est celui de deux hommes, d’une femme et d’un enfant, qui tous les quatre sont des meurtriers. » (4ème de couverture).
D’emblée, l’épaisseur du bouquin interpelle. Sachant que Par les rafales et Zippo ne passaient pas les 280 pages, les 475 que compte ce Blues des phalènes donnent une bonne idée de l’ambition qui en a présidé l’écriture. On ressent une certaine envie d’en découdre et, à travers les destins croisés de Milton, Arthur, Pekka et Nathan, Valentine Imhof se lance ainsi dans son grand roman américain. Roman à fragmentation, Le Blues des phalènes se déroule entre 1931 et 1935, dans une Amérique en crise où la désolation frappe le plus grand nombre, chacun(e) luttant pour sa survie coûte que coûte. Dans ces temps noirs où la solidarité n’est pas toujours au rendez-vous, ses protagonistes feront l’expérience de la violence et de la mort, de l’entraide malgré tout, emportés par le tourbillon de l’histoire et du « progrès », cette notion encore un peu floue mais qui semble devoir s’imposer avec force.
En situant l’épicentre de son récit à Halifax (Nouvelle-Écosse) en 1917, la romancière choisit délibérément un épisode historique particulièrement sombre et destructeur qui aura des répercussions écrasantes sur les destinées de chacun(e). « Le 6 décembre 1917, le Mont Blanc, navire français chargé de 2,9 kilotonnes d’explosifs, entra en collision avec le navire de secours belge Imo dans le port de Halifax. Un incendie se déclara à bord du Mont Blanc, que les pompiers locaux tentèrent en vain d’éteindre. Quand les flammes atteignirent le chargement explosif du Mont Blanc, la déflagration qui en résulta dévasta une grande partie de la ville. Le secteur de Richmond, dans la partie nord de la ville, et la région de Dartmouth, de l’autre côté du port, furent presque anéantis. Le nombre de morts officiel fut de 1963. Il y eut en outre 9000 blessés et 6000 sans-abri. » (Source : https://www.museedelaguerre.ca/premiereguerremondiale/histoire/la-vie-au-pays-pendant-la-guerre/tragedies-du-temps-de-guerre/lexplosion-de-halifax/).
C’est dans ces circonstances effroyables que les quatre protagonistes du roman se retrouvent au même endroit au même moment, la seule fois où leurs trajectoires vont se croiser. Ce n’est pas par hasard que je parlais de « roman à fragmentation » en début de chronique car Le Blues des phalènes n’est pas un récit linéaire ni chronologique, plutôt une succession d’épisodes dont l’accumulation permettrait de créer un tableau, ou, mieux, une fresque à l’image des États-Unis de ces temps éminemment troubles. Et le moins que l’on puisse dire est que l’objectif est atteint : Valentine Imhof impressionne par la diversité des points de vue, la multiplicité des références historiques autant que géographiques, la cohérence absolue de sa représentation d’un pays à un moment précis de son histoire.
Roman noir imprégné d’histoire, sur lequel souffle le vent de l’aventure, Le Blues des phalènes s’impose comme un des grands textes de ce début d’année, porté par une écriture particulièrement inspirée, parfois proche de la transe. Valentine Imhof y tourne les pages sombres du grand récit américain avec un réalisme souvent cru et saisissant. On n’oubliera pas de sitôt ces personnages bousculés par l’histoire et qui tentent néanmoins de tracer leur chemin dans ce pays en construction, plus proche du chaos que de la civilisation telle qu’on la conçoit de nos jours. Roman de la confirmation pour Valentine Imhof, Le Blues des phalènes devrait finir de l’imposer sur la scène du polar français.
Ci-dessous, trois morceaux sélectionnés par Valentine herself pour accompagner ou compléter votre lecture. Enjoy !
Yann.
Le Blues des phalènes, Valentine Imhof, Le Rouergue Noir, 474 p. , 23€.
Belle chronique, Yann! Pour ce roman qui pour moi est un GRAND roman, très grand roman. Rien d’autre à ajouter ! Juste de dire comme toi que cette lecture est à ne pas manquer
Je savais depuis longtemps qu’on était d’accord sur celui-ci (comme assez souvent d’ailleurs). Des bises !