Je suis enfoncé dans le fauteuil de la salle obscure. Des jours que je pense à ce moment. Revoir Jim. J’ai le cœur qui tambourine, ces premières secondes dans l’obscurité sont délicieuses. L’écran est encore noir, mais le film a commencé. On entend un souffle empesé, mangé par l’emphysème, une respiration difficile qu’on reconnaît tout de suite. C’est de cette manière que Jim Harrison entre en scène. Rien que ce début, ça saisit.
Avec ce film, François Busnel réalise un acte d’amour et de tendresse. Il montre son ami, Big Jim, tel qu’il est, en lisière de la mort. Un homme qui sait qu’il se trouve au bout du chemin mais ne s’en laisse pas compter. La leçon c’est cela, de voir un homme sur la fin qui continue à vous montrer que la vie est belle. Pour faire ce film, les deux réalisateurs n’ont pas eu peur de prendre tout leur temps, on est loin des contraintes classiques du documentaire ou du film pour la télé. Il y a de longues plages qui filment le paysage, ces grands espaces tant captés et montrés, sauf que là, grâce au scope, on a une profondeur stupéfiante, une profondeur et une amplitude mises en avant par la présence d’un élément mouvant dans le champ, une voiture, une moto, un aigle qui plane, un pronghorn qui galope. Ensuite il y a les silences de Jim, qui contemple la nature, la rivière, puis sa voix caverneuse surgit et porte sa pensée, toujours vive et juste.
Quand on parle de Jim Harrison, on fait souvent référence à des personnages rabelaisiens, mais comment ne pas le faire ! Son physique est une histoire à lui seul, sa gueule de cinéma, absolument merveilleuse, un vrai voyage à elle seule.
Lorsque je suis entré dans la salle, il y avait déjà beaucoup de monde. Ça m’a touché et réjoui de constater que tant de gens s’étaient déplacés, un dimanche, avaient sacrifié un après-midi ensoleillé pour le consacrer à Jim Harrison. Ça dit quelque chose de fort, cela met à jour ce lien particulier qui subsiste entre ce romancier-poète hors-norme et la France et les Français. Comme n’aurait-il pu ne pas aimer notre pays ? De la très bonne nourriture, de la nature préservée, du vin fameux et une appétence pour les poètes et la littérature. Je suis sûr que s’il avait passé quelques jours en Limousin il aurait adoré la région.
Comme le dit François Busnel, ce n’est pas un film sur Jim Harrison, c’est film sur la nature, les grands espaces, avec Jim dedans. Et c’est beau, c’est totalement réussi. Peut-être que c’est dû à cette insouciance qui transparaît, on filme comme on peut, on s’adapte à Jim, à la nature. Nous voyons avec délectation et une grande tendresse, notre géant de la littérature qui déambule avec difficulté dans les hautes herbes, au bord de l’eau, dans son jardin ou dans son bureau, tout en distribuant au gré de son humeur des pensées, des assertions, des choses précieuses. Il se raconte sans chronologie, exhume des souvenirs et des anecdotes typiques du romancier que l’on connaît. Vous allez découvrir ou simplement revoir un homme qui a inspiré des écologistes dans les années 70, un homme en avance, qui fut honni par les féministes puis porté en triomphe par ces même féministes, un poète hors concours et un romancier auteur de quelques chef-d ’œuvres de la littérature américaine. Rien que ça.
Il n’y a pas de tristesse dans ce film, juste une fabuleuse lumière et de belles paroles, un petit monde, celui de l’écrivain, et son exemple, magnifique, d’un homme que le destin n’a pas épargné et dont les dernières années lui ont apporté de la souffrance physique, d’abord un féroce zona qui lui a pourri la vie et puis une grosse opération du dos qui l’a vu, comme il le dit, ouvert des fesses à la nuque. Malgré tout cela, « celui qui s’enfonce dans des endroits obscurs dont on ne sait s’il pourra en revenir » comme l’on surnommé les indiens Ojibwés (traduction à la louche), malgré tout cela, cet homme convoque la joie chaque jour, en contemplant l’aube et le crépuscule, les hautes herbes grasses du Nebraska qui ondoient sous la brise, en regardant et en écoutant le chant de la Yellowstone river, en marchant à proximité d’Emigrant peak. Tout chez lui était apte à la joie, l’idée de pêcher la truite, un bon repas, l’idée de faire la sieste, boire un coup, voir un ami, se promener avec son chien. Et puis ce film est irrigué par l’humour de Big Jim, des traits qui surgissent comme sa poésie. Je fais d’ailleurs un parallèle entre sa manière décrire de la poésie et celle qu’il avait de pêcher à la mouche. Même méthode : si tu ne réussis pas du premier coup passe à autre chose, un autre trou d’eau, un autre remous.
Dans le film, Big Jim livre au détour d’une conversation le secret du bonheur. Il explique qu’il rencontre des marginaux comme on les appelle, des gens qui ont juste assez d’argent pour mettre de l’essence dans leur pick-up, juste assez pour un repas, des gens intelligents qui trouvent des solutions et s’adaptent, on sent qu’il éprouve de l’admiration pour eux, il est l’un d’eux, et il dit qu’ils sont heureux parce qu’ils ne sont pas trop exigeants, ils n’en demandent pas trop. Ce film est une ode à la vie, une immense respiration, ample comme les espaces du Montana. Jim Harrison nous explique par l’acte, que le seul moyen d’approcher le bonheur ou la joie, c’est de vivre à son propre rythme et de faire des choses humaines qui s’accordent à ce rythme, le plus souvent au milieu de la nature, cette grande horloge sans aiguille.
Alors Jim est dans le décor, et il y prend toute sa place de poète. D’autant que les réalisateurs s’effacent complètement pour lui, jamais ils n’interfèrent, jamais un plan sur François Busnel (d’autres se seraient filmés avec cette figure emblématique), tout tend vers Jim, le paysage, le territoire et ses amis, son histoire, ses silences et ce qu’il dit. C’est du cinéma sincère et dépouillé, pas de tricherie, et ça touche forcément de voir un vieil homme se laisser approcher comme on approche un grand fauve, et qui ne cache rien, qui fait comme d’habitude. Cette complicité confère une grande force au film.
Ce film c’est l’histoire d’un homme écorché très jeune par la vie et qui s’est réparé grâce à la nature. C’est un testament philosophique, l’affirmation d’un art de vivre. Mais c’est aussi un portrait en creux de l’Amérique, parce que Jim Harrison est le romancier des invisibles et de la ruralité. C’est le pendant littéraire de Charlie Russell dans la peinture. Alors on croise d’autre auteurs de cette Amérique-là, Jim Fergus le vieil ami, Peter Matthieussent, Pete Fromm.
Ce film est touchant et très émouvant. Il procure du plaisir et de la joie, il fait un bien fou. Je me suis surpris à sourire à plusieurs occasions. Si vous avez lu Jim Harrison vous retrouverez ce qui vous a plu en lui. Si vous ne l’avez jamais lu, cela vous donnera sûrement envie de le découvrir. Et si ce n’est pas le cas, vous aurez fait la connaissance d’un sacré bonhomme, et vous en aurez appris pas mal sur les Etats-Unis d’Amérique et leur sanglante histoire. Mon épouse était avec moi lors de cette projection, elle n’a jamais lu Big Jim et elle a adoré ce film. Ça lui avait mis du rose aux joues, les émotions sans doute. Je ne vais pas tarder à lui mettre entre les mains Grand maître, un faux polar qu’elle devrait aimer. Une bonne façon de découvrir Jim Harrison.
Merci messieurs Busnel et Soland, Big Jim méritait bien une projection sur grand écran. Jim Harrison, en parlant de l’épitaphe qu’il aimerait avoir sur sa tombe, citait une phrase de Loren Eiseley « Nous aimions la terre mais n’avons pas pu rester ». Finalement il préfère une phrase plus simple, qui lui ressemble « Il a fait le boulot. »
Je pense que Seule la terre est éternelle aurait été parfaite. Ce film est son épitaphe, dépourvue de tristesse, elle est gaie et mélancolique, et elle se balade dans les salles obscures pour que nous participions à notre manière, une façon de dire « au revoir, et surtout merci ».
Seb.