Je viens de refermer Starlight de Richard Wagamese, et je me dis que c’est peut-être parce qu’il est inachevé, que ce roman posthume m’a laissé l’impression de découvrir un trésor en même temps que de le perdre. (Richard Wagamese n’écrira plus mais je pourrai le lire encore : ses précédents romans – Les étoiles s’éteignent à l’aube et Jeu blanc – m’attendent).
Commençons par l’histoire: c’est celle de Franklin Starlight, l’homme tranquille qui court avec les loups, vit modestement dans sa ferme avec son ami Eugène, au coeur de l’ouest canadien, loin de la société de consommation, et quasi ignorant du don qu’il possède de transcender le réel par la perfection des photos animalières qu’il prend, lors de ses immersions dans la nature sauvage. « La terre te traite en égal, finit-il par dire. Si tu passes un peu de temps seul ici, comme je l’ai fait toute ma vie, elle te parle, elle te livre des secrets auxquels la plupart des gens n’ont jamais accès. » S’il vend ses photos à des magazines, c’est en quelque sorte en les « abandonnant », à un de ses amis photographe qui se charge des transactions avec les clients, tandis que lui se consacre au travail rude de la ferme, à l’ancienne : « Garder la vieille ferme telle quelle, dans ma tête, c’est juste ce qui me paraît bien. Les traditions, quoi. Comme le vieil homme aurait voulu qu’elle soit. » Tel est Franklin Starlight.
L’histoire est aussi celle d’Emmy et de sa petite fille qui n’ont pas eu beaucoup de chance dans la vie. Victime de violences incessantes, Emmy se révolte un jour et se retrouve en fuite après avoir salement amoché les deux brutes avec lesquels elle (sur)vivait . Elle trouve un refuge pour elle et sa fillette dans une maison vide, non loin de la ferme de Franklin Starlight… Contrainte à vivre cachée pour se protéger, dans l’illégalité, Emmy vole un jour de la nourriture dans un supermarché et échappe à la prison grâce à l’intervention de Starlight qui se porte garant d’elle et la recueille sous son toit. Alors ces deux là , on le devine, vont se sauver l’un l’autre: elle se débarrassera de sa colère et de sa violence, lui de sa solitude, par le lien profond qui va se créer entre eux, en parcourant la nature sauvage et ces « contrées vierges » où l’homme peut trouver la paix, pour peu qu’il apprenne à voir et écouter. Pendant ce temps, les bourreaux d’Emmy poursuivent leur traque de la jeune femme, suivant une trajectoire exactement inverse : tandis qu’ils s’enferment dans leur folie vengeresse, elle se libère des chaînes de soumission qui la retenaient. Je me suis parfois sentie agacée par des situations ou des dialogues qui m’ont semblé manquer un peu de naturel, par des portraits aux traits « forcés » – des bons qui sont trop bons et des méchants qui sont trop méchants – agacement vite oublié à la lecture des descriptions, parfaites, de la nature salvatrice dans laquelle se retrouvent Emmy et Franklin, nature qui devient petit à petit le lieu essentiel, central, de leur transformation. « Les chevaux avançaient avec précaution et les rochers éparpillés le long de la berge étaient gros et érodés par la force du courant des fontes printanières.(…) Elle releva la tête en direction de la cime des arbres qui découpaient le ciel en dessinant une bordure dentelée. (…) Le soleil n’était plus qu’un lambeau de lui-même derrière la crénelure orientale de la montagne. Tout était inondé d’une lumière dorée qui tournait à l’orangé puis au cramoisi avec un soupçon de violet profond qui se laissait deviner. » Au coeur des forêts ou au bord des torrents dévalant de la montagne, Emmy et sa fille, accompagnées par Franklin et Eugène, passent de longues heures d’apprentissage de la patience, de l’écoute et du regard, de l’oubli de soi-même et Richard Wagamese sait à merveille nous faire comprendre ce qui se joue dans cette communion avec une sorte de Paradis perdu, qui flirte avec le fantastique parfois. S’il s’en donne la peine, l’Homme peut se retrouver en paix à sa juste place, animal vivant parmi les autres animaux vivants, dans un monde empreint d’une sorte de pureté originelle. « On aurait dit qu’entre la terre et ce vaste océan d’azur et de nuages il n’y avait pas de frontière. La piste descendait, révélant soudain les réceptacles mercuriels des lacs, l’éclat turquoise des rivières et des ruisseaux ourlés d’un onduleux tapis d’arbres. Quand la piste serpentait plus près du précipice, ils étaient suspendus au-dessus d’une vallée où les bosselures des étangs de castors perçaient derrière l’enchevêtrement d’arbres, de rochers, de terre qui constituaient leurs barrages. Là l’herbe semblait grasse, dense et riche. (…) L’air portait le parfum fécond des marais, de la sève et de la résine ».
Alors bien sûr, les dernières lignes du roman sont un coup de poing inattendu et m’ont laissée sonnée, mais si Wagamese n’a pas eu le temps d’achever l’écriture du dénouement de Starlight, son éditeur nous donne les pistes pour poursuivre le voyage et clore le récit : étonnant et unique roman dont le lecteur se voit offrir la possibilité d’imaginer la fin … C’est sûrement parce qu’on perd en grandissant cette faculté de croire qui, enfant, nous faisait accepter sans sourciller que le loup parle au petit Chaperon rouge, que les citrouilles se transforment en carrosse et les crapauds en princes, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que Starlight est un conte qui ne dit pas son nom: alors on peut recommencer à croire aux ogres et aux magiciens, accepter que ce soit trop beau pour être vrai, et se laisser transporter… Écoutons donc pour finir Winnie, la petite fille d’Emmy qui s’exclame, éblouie par les richesses et le confort d’un hôtel à Vancouver: « C’est comme si on était dans Cendrillon » …
Véro.
Traduit de l’anglais (Canada) par Christine Raguet.
Starlight, Richard Wagamese, Zoé Poche, 336 p. , 9€.