« Il se releva et contempla son corps immobile sous la couverture, pour la toute dernière fois. Plus jamais il n’entendrait sa voix ni ne goûterait sa tendresse. Ces onze années de bonheur allaient s’achever là, au bord de cette fosse. Il recommença à trembler. Non, se reprit-il. Ce n’est pas le moment.
Peine perdue. Le ciel et la clairière miroitaient à travers le filtre déformant des larmes tandis qu’il remettait la terre chaude en place, la tassant autour du corps immobile de ses doigts sans vigueur. »
Tu dois te demander ce qu’il m’arrive, toi qui fréquentes ce blog, tu connais mes goûts en matière de littérature. Tu as bien remarqué que la SF, j’en lis très peu. Je dois avouer que j’ai le flair moins aiguisé quand il s’agit de mettre le nez dans ce genre-là.
Je suis une légende. J’avais un très vague et lointain souvenir d’une adaptation au cinéma, un film de 1971 (Le survivant) avec Charlton Heston. La dernière adaptation en date, Je suis une légende, avec Will Smith, m’avait marqué, notamment grâce à deux scènes d’une tension féroce, celle dans laquelle Neville part à la recherche de sa chienne dans le bâtiment rempli de tenèbres et l’autre où il est pris au piège, suspendu par un pied, en pleine rue, alors que le jour décline. Il y a même eu une première adaptation en 1964, que je n’ai jamais vue.
Tout cela pour dire que ces films (celui de 71 et celui de 2007) n’ont pas grand chose à voir avec le roman. Mis à part la présence d’un monde dévasté où la civilisation s’est effondrée. J’avais au départ acheté ce livre dans le but de l’offrir à mon fils pour son anniversaire. Rangé sur une étagère de sa chambre, il me faisait des clins d’oeil à chaque fois que je passais devant (le livre, pas mon fils. Suivez, merde !) Est arrivé ce qui devait arriver, j’ai fini par m’en saisir et le lire.
L’histoire : 1975. Le monde a été ravagé par un virus qui transforme les survivants en vampires. Robert Neville, ouvrier dans une petite ville américaine, vit comme un reclus. Sans qu’il puisse l’expliquer, il est immunisé contre le virus. Il a perdu sa famille et sa vie se résume désormais à tuer des vampires le jour et se cloîtrer la nuit.
Sans faire de jeu de mots, Richard Matheson est une sorte de légende dans le milieu de la SF. C’est mérité. En moins de 230 pages il dresse un portrait travaillé du personnage principal (Robert Neville) et construit une atmosphère d’une terrible désespérance. Imaginez un peu. Un homme dont la famille a succombé au virus. Un pays ravagé. Le poids incommensurable de la solitude.
Car il s’agit bien de cela, un des thèmes du roman, l’impitoyable solitude. Qui rend silencieux, austère, qui fait perdre à l’être humain son empathie et sa compassion, et un peu la raison. On est très vite très à l’aise (si l’on peut dire) dans ce récit, avec la vie ritualisée à outrance de Neville. Lever chaque jour à la même heure, activités toujours identiques (trouver de la nourriture, réparer et entretenir la maison transformée en citadelle imprenable, patrouiller en ville, explorer les maisons et débusquer les vampires en sommeil durant le jour et les tuer au moyen d’un pieu en bois ; rentrer chez soi, se barricader, manger, boire (trop), finir par trouver le sommeil, se réveiller, recommencer).
Ce quotidien avec ses passages obligés a quelque chose de rassurant pour cet homme seul cerné par les vampires. Car le soir, dès la tombée de la nuit, ils se rassemblent devant chez lui et l’exhortent à sortir, à les rejoindre. Ils crient, jettent des projectiles, tentent de pénétrer chez lui. Certains se battent, s’entretuent, se dévorent. Ses voisins du monde d’avant sont devenus des monstres que Neville assassine dès qu’il en a l’occasion. En parallèle, cet homme qui n’a pas fait de longues et coûteuses études fait des recherches au sujet du virus, réfléchit à une solution, un vaccin ou quelque chose de ce genre en travaillant à partir de son sang immunisé. Mais sa tâche est complexifiée par la présence de deux groupes d’infectés : ceux qui ont succombé au virus et sont devenus des vampires, et ceux qui sont contaminés mais pas encore vampirisés, question de temps.
C’est sur ce point que le roman se déploie avec talent. Avec brio et subtilité, Richard Matheson met en scène la paranoïa qui guette Robert Neville lorsqu’au détour d’une rue, il tombe sur un être humain en plein jour. La grande méfiance à l’encontre de cette personne, un semblable, peut-être en détresse, mais peut-être un ennemi en devenir.
C’est un livre sur la force corrosive de la solitude, de la perte des repères sociaux, de la misère mentale induite par le fait d’être seul, seul jusqu’à avoir perdu le réflexe de parler. Quand on est seul depuis si longtemps, on pense mais on ne parle plus. La voix de Robert Neville est morte avec sa famille, ses voisins et la vie en collectivité. Il y a la question fondamentale des éventuels survivants, des gens comme lui, un mystère entier. Derrière cette question, l’autre interrogation, gigantesque, abyssale : est-il le dernier représentant de l’espèce humaine ?
C’est un récit très sombre, noir comme la nuit sans lune, où il faut traquer les rais de lumière comme Neville traque les vampires. L’espoir à gagné les profondeurs, et le poids de cette perte pèse sur les épaules de la lectrice et du lecteur. Ça ronge, ça rend dingue.
A travers ces journées indentiques et interminables qui se succèdent d’une manière non moins interminable, l’auteur nous pose une nouvelle question, effrayante : cette vie a-t-elle encore un sens ?
Sans doute l’attachement au personnage de Robert Neville provient de notre capacité à nous projetter à sa place, et c’est glaçant. Sans doute aussi, cela vient-il de l’écriture, tantôt nerveuse, tantôt poignante, émouvante.
« Elle était près de lui, à présent. Et tout à coup, balayant sa réserve et ses hésitations, il l’attira contre lui et ils ne furent plus que deux enfants perdus se serrant l’un contre l’autre dans l’infini de la nuit. »
Ce roman est également un livre sur les peurs qui naissent de l’ignorance et de la méconnaissance. Sur les rapports sociaux, sur la différence. On peut y voir des similitudes avec ce qui se passe actuellement, dans notre monde pandémique, où notre semblable peut désormais être envisagé comme un danger, un vecteur potentiel de contamination. La méfiance, toujours la méfiance venue de la peur irrationnelle. Dans ce roman, l’inconnu qui surgit, c’est un peu le migrant qui débarque sur nos terres.
Bon voyage au pays sans espoir, si noir, si dérisoire. Mais où est la lumière ? Où se cache-t-elle ? Dans nos coeur ?
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Duport-Serval.
Seb.
Je suis une légende, Richard Matheson, Folio SF, 228 p. , 7€60.