En grec ancien, le mot φάρμακον (phármakon) pouvait, selon le contexte dans lequel il était utilisé, signifier aussi bien le remède ou la drogue que le venin ou le poison. Mais il existait également un troisième sens, plus surprenant, celui de bouc émissaire, au sens de victime sacrificielle. Si ces trois interprétations semblent pouvoir se prêter au roman d’Olivier Bruneau, grande est la tentation de penser que c’est la dernière qu’il évoque dans ces pages. Doté d’une imagination bouillonnante et grand amateur de cinéma, l’homme a déjà fait parler de lui avec un Dirty Sexy Valley particulièrement transgressif (Le Tripode 2018), furieux pastiche, mélange de porno et d’horreur. Son second roman, Esther (Le Tripode 2020), a peut-être souffert de ce coup d’éclat et gagne sans aucun doute à être découvert à son tour car il offrait une réflexion intéressante autour du couple et de l’intelligence artificielle.
Isolés dans un pays déchiré par la guerre, retranchés dans leur camp, des mercenaires au service d’une entreprise privée ont pour mission de protéger une raffinerie de pétrole. L’un d’eux, tireur d’élite, reçoit un traitement expérimental qui doit lui permettre de rester sans sommeil plusieurs jours et nuits d’affilée, afin d’optimiser ses performances. Soumis à la solitude de cet état de veille artificiel et à la menace fantôme d’ennemis toujours cachés, il vit contre la nuit dans un paysage de plus en plus hypnotique et une tension toujours plus dense (4ème de couverture).
Ramassé sur 120 pages à peine, Pharmakon est le récit d’un conflit que l’on imaginerait bien sur les terres arides des montagnes d’Afghanistan, une succession irrégulière d’affrontements sporadiques, au cours desquels se libère cette violence péniblement retenue pendant des journées entières à essayer de repérer l’ennemi. Cette tension permanente met les nerfs des mercenaires à rude épreuve et l’on ne peut qu’essayer d’imaginer l’état du narrateur après plusieurs jours et nuits passés sans dormir. Cobaye militaire au service d’intérêts privés, il voit peu à peu son état de veille parasité par des interactions pour le moins déstabilisantes, proches d’hallucinations dont il lui devient difficile de se défaire.
« En moins de cinq minutes, mon esprit tourne en rond comme un putain de train électrique sur son circuit. J’ai l’impression de penser à rien, je fais que ressentir les choses, mes sens perçoivent tout ce qui m’entoure avec trop de précision et d’intensité. le courant d’air chaud sur ma peau, les odeurs de pieds et de transpiration qui fermentent sous la tente, le décor autour de moi que je vois comme à travers une lunette infrarouge, et le bruit surtout, j’ai l’impression d’entendre tout ce qui émet un son, même le plus infime, comme un genre de mille-feuilles dont je pourrais isoler la couche la plus fine. »
Olivier Bruneau évite consciencieusement le rôle de juge ou de moraliste, il se contente de saisir les nouvelles formes de guerres de notre temps, cette privatisation des conflits qui mène à diriger les soldats comme on le ferait de toute entreprise capitaliste. Mais les quelques pages de la seconde partie du roman apportent un nouvel éclairage à Pharmakon, une lumière crue sur nos sociétés actuelles qui ne dorment jamais et au sein desquelles le sommeil deviendrait un luxe réservé à une « classe improductive, inférieure, inutile ». Avancer toujours, quel qu’en soit le prix, en temps de paix comme en temps de guerre, tel semble être le credo du monde d’aujourd’hui, devenu une sorte d’entreprise mondialisée. Et les « feignants » de crever sur le bord de la route … Rien ici n’incite à l’optimisme, Olivier Bruneau partage avec nous sa vision cauchemardesque d’un monde qui court à sa perte, toujours plus vite, sans jamais s’arrêter.
Yann.
Pharmakon, Olivier Bruneau, Le Tripode, 122 p. , 15€.