« Les montagnes nourrissent chichement deux espèces de vieux célibataires : le petit desséché, face étroite comme une lame, tout entière consacrée à un nez rocheux et à une paire d’oreilles destinée à retenir le béret ; ou l’hercule sanguin, au visage rond, aux pommettes larges, aux yeux de nomade kirghize, qui arrête le soleil lorsque sa carrure s’encadre dans la porte. Joseph appartenait à la seconde. »
L’histoire : au décès d’un cousin qui vivait dans le village du Cantal dont est originaire l’auteur, celui-ci raconte sa venue pour l’enterrement et le rangement de la ferme du défunt. Il en profite pour tirer le portrait de ce petit monde isolé, avec ses stars locales, ses coutumes, son paysage de montagnes, son climat rude. Il convoque ses souvenirs, sa famille, les habitants du hameau et intègre au récit, la mort d’une adolescente, fille d’un couple d’amis qui habite à côté de sa maison de famille.
On entre dans ce livre par une route étroite et sinueuse qui grimpe, grimpe encore, grimpe toujours, puis descend, un peu, contourne des pics et des collines, s’accommode de vallées et de rivières à enjamber. Le paysage comme propos liminaire. Nous lecteur, n’en avons pas encore conscience, mais dès l’incipit, nous avons déjà pénétré en pays perdu. J’ai coutume de penser que le plus beau dans le voyage, ce n’est pas le point d’arrivée mais le trajet. Je n’ai pas changé d’avis, mais dans ce roman, le lieu convoité tient la dragée haute au chemin qui y mène.
Cet ouvrage singulier réussit un défi de taille, celui de parler du réel, de le décrire par le menu de ce que celui qui méconnaît le coin pourrait prendre pour du pittoresque. Et lorsqu’on aborde le pittoresque, on flirte dangereusement avec le touristique et avec la caricature, avec les idées préconçues, l’image d’Épinal, même si ici, nous sommes en Auvergne, dans le Cantal non pas profond, ni reculé, mais simplement difficile d’accès et dur à vivre. Le risque supplémentaire, puisque l’on trempe dans l’authentique, c’est de ramener le lecteur impétrant à ce monde si particulier et entouré de tant de légendes et de figures tutélaires, ce côté factice de l’argument commercial qui vend sans cesse et à tours de bras sémantique de « l’authentique », le fameux ADN du terroir, le vrai de vrai, comme ce qui se mange et vient de là-bas, la viande de la vache qui n’a connu que le grand air et l’herbe grasse des hauts plateaux, son lait du même acabit, et ces valeurs que l’on prête aisément aux habitants de ces pays perdus, la capacité à conserver un secret, la faculté à endurer les aléas, la solidité d’une certaine parole donnée, l’image du taiseux et celle du gardien d’un style de vie qui s’éteint doucement. Donc la performance se situe dans la capacité à traduire et rapporter un pan de France rurale, en étant le plus fidèle possible, en étant conscient que certains aspects vrais étaient en même temps prisonniers d’une vision en partie erronée qui habitait pas mal des esprits qui ne connaissaient pas la campagne. La solution trouvée par l’auteur, fut de s’attacher à des personnages, des endroits, qu’il nous fait découvrir par l’historique, la généalogie, par le portrait, le vécu et le cortège de secrets, petits ou grands, partagés ou pas, et d’entrouvrir, subtilement, lever le voile du poncif, du lieu commun, pour faire apparaître derrière la figure classique du paysan bien installée dans l’imaginaire collectif, des caractères et des esprits plus complexes qu’il n’y paraît : frustes et archaïques comme on s’y attend, mais plus originaux et fins qu’on l’imaginait. Ainsi, celui qui ne connaît pas la campagne et encore moins la campagne en altitude, se voit confirmé dans ses croyances et contredit dans ces mêmes certitudes.
Peut-être sans le vouloir, Pierre Jourde réalise un pas de côté, car le village qu’il décrit, les habitants qu’il peint, il les anime d’une position hybride. Hybride car il est originaire de cet endroit, il y possède toujours une maison de famille où il revient fréquemment, il connaît tout le monde mais aussi, il est imprégné de ce regard de citadin qu’il est devenu, à Paris ou ailleurs. Ainsi, avec la volonté de rendre ce monde dans sa virginité, dans sa réalité, il décline une vision de transfuge baignée par le tendre souvenir de l’enfance. Ce qui explique que ce qui peut paraître sale ou dérangeant pour quiconque n’est pas de là-bas, est beau et précieux pour lui. Il en est ainsi de la crasse de certaines maisons, de la bouse qui colonise les moindres recoins, d’un style de vie qui peut être ressenti comme dur et violent.
Ces vues différentes se rejoignent à point précis, le village, qui flotte dans le temps. Cela crée une alchimie étonnante ; le vieux mur de l’enfance, calfaté par le bien-être et la quiétude de l’époque, compose un tableau teinté de la poétique paysanne et de la réalité qui passe par la plume superbement travaillée de l’auteur.
Pour le petit gars de la campagne que je fus, pour l’homme rural que je reste, ça parle, et ça parle rudement bien et juste. Pour le citadin qui ouvrira ce livre, ça attisera la curiosité, ça lui apprendra un monde perdu, qui disparaît lentement avec ses derniers indiens. Peut-être qu’un fragment vibrera en lui, un très lointain souvenir de vacances, du temps de l’enfance, chez une grand-mère à la campagne, dans le Cantal, le Calvados ou la Corrèze. Peut-être l’Ardèche ou la Lozère.
Ce livre est un moment de bonheur du point de vue de l’écriture. Malgré la dureté de certains passages, c’est une élégie à un monde que l’auteur aime du fond de son cœur.
C’est une réussite totale, un puissant et intense moment de littérature qui arpente les chemins oubliés, les sommets empesés de nuages, les plateaux étourdis de vent, les esprits enterrés au fond de crânes plus durs que le granit des granges.
181 pages qui frôlent la perfection.
Seb.
Pays perdu, Pierre Jourde, Folio, 181 p. , 7€60.