« Ici, dans le cadastre existentiel des nuits rouges, du crassier, de l’acier en fusion et des hauts-fourneaux écroulés, de l’usine démolie, de la vie démolie, il avait toujours été un fantôme et le serait toujours. »
Les Nuits rouges , paru à la Série Noire en octobre 2020, avait fait forte impression. Il faut dire que Sébastien Raizer jouait, si l’on peut dire, à domicile, en ayant situé l’intrigue sur sa terre d’origine, la Lorraine. Ce roman de la crise, sidérurgique autant que sociale, dépeignait sans fard une région dévastée par le chômage et le trafic de drogue, mourant à petit feu, délaissée par les propriétaires d’aciéries comme par les pouvoirs publics. Mécanique Mort reprend le fil là où il avait été rompu mais l’intelligence de Raizer est d’élargir considérablement le propos en s’intéressant aux collusions entre crime organisé et politique, mafias et gouvernements.
Après trois ans passés en Asie, Dimitri Gallois revient à Thionville, afin de se recueillir sur les tombes de son père et de son frère pour apaiser son âme tourmentée. Mais ce retour réveille de vieilles haines et provoque un regain de violence entre des clans ennemis qui avaient conclu une paix toute relative. (4ème de couverture).
Partant d’un contexte local dont la stabilité n’est qu’apparente, Sébastien Raizer, à travers le parcours de Dimitri Gallois, éclaire sans fard les intérêts et les forces en présence. Pas de blabla ici, des faits, des noms, une réalité à la fois historique, géographique, économique et criminelle qui prend corps au fil des pages. L’auteur sait manifestement de quoi il parle et détaille les rouages des organisations criminelles et leurs histoires, impressionnant de clarté, quasi didactique et il faut bien reconnaître que ce tableau des forces du mal a de quoi impressionner.
Des Albanais de la sinistre Kompania Bello aux non moins inquiétants Calabrais de La ‘Ndrangheta, en passant par les groupes géorgiens, croates, kurdes, bulgares ou turcs, c’est une histoire du crime organisé qui va servir de toile de fond à cette Mécanique Mort.
« Oublie la Cosa Nostra et la Camorra : nous sommes la ‘Ndrangheta, nous sommes l’étape suivante de l’évolution. Nous sommes issus de la mondialisation, pas du capitalisme primaire. Nous voulons préserver le monde, pas le dévorer (…) Nous attirons de plus en plus de gens, de sociétés, d’investisseurs. Les structures du pouvoir officiel sont nos partenaires. Nous ne sommes pas là pour les soumettre, ni pour les contrôler, mais pour les incorporer et les influencer. »
Aussi glaçante soit-elle, la démonstration prend une tournure carrément flippante quand Raizer intègre à l’équation les banques et les politiciens. Instantanément, les frontières se brouillent, la limite entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas tend à s’évaporer et, à voir l’ampleur de la collusion entre ces deux mondes que tout devrait opposer, à comprendre la porosité toxique mise en place au fil des ans, on ne peut qu’être pris de vertige.
Profondément marqué par la spiritualité du Japon (où il vit depuis plusieurs années), Sébastien Raizer émaille son récit de cet esprit zen qui le fascine et dont il dit : « Le zen cesse dès que l’ésotérisme, le décorum et les idoles arrivent. » (entretien à lire ici). Cette pratique spirituelle aide certains de ses protagonistes à tenir le coup face au déferlement de violence que provoque le retour de Dimitri Gallois au pays.
Si Les Nuits rouges était le roman de la crise, Mécanique Mort est celui de la mondialisation triomphante dans ce qu’elle a de plus nuisible et laisse peu d’espoir en l’être humain. Laissons au commissaire Keller la conclusion de cette chronique :
« Je dirais que les affaires du monde, qui normalement me désolent à n’en plus finir, ressemblent à un magnifique, à un stupéfiant et passionnant merdier ».
Yann.
Mécanique Mort, Sébastien Raizer, Gallimard / Série Noire, 400 p. , 19€.