« La Casbah baisse la tête. Elle n’est plus aussi bruyante qu’autrefois. La vie continue mais quelque chose dans le regard des gens, dans leur voix reste retenu, gardé pour plus tard. Quelque chose a changé, oui : ici, comme partout à Alger, les couleurs ne sont plus aussi gaies, le bleu du ciel est moins azur et le blanc des maisons chaulées, plus terne. »
Parfois, rarement, quand on est lecteur, on sent un livre. On se dit « tiens, ce bouquin, là, j’ai une excellente sensation ». On n’a encore rien lu, on en a entendu parler, on a peut-être lu quelques critiques, on a croisé la couverture dans les librairies et son titre résonne avec régularité dans notre esprit. En réalité le livre en question a commencé dès le départ à opérer un travail de sape qui aboutira à ce qu’il termine sa course entre vos mains, contre un peu de monnaie sonnante et trébuchante. Je sais reconnaître ces « moments », ces étapes, je savais donc que La guerre est une ruse finirait tôt ou tard dans mes pognes. Il s’avère que c’est plutôt tard que tôt puisque le roman est paru en 2018 et que je l’ai lu en novembre 2021.
De quoi parle de roman ? Frédéric Paulin nous transporte en 1992, en Algérie. Le pays est en plein bouleversement. Des élections législatives sont engagées et le gros problème c’est que le FIS (front islamique du salut) caracole en tête des sondages et finit par remporter les élections. C’est quelque chose d’inacceptable pour les hauts dignitaires de l’armée. Ils renversent le pouvoir et réalisent un coup d’état. L’état d’urgence est proclamé, le FIS, chassé de la tête du pouvoir entre en clandestinité et crée le GIA, son bras armé. Dans ces remous sanglants, la France observe en prenant soin de ne pas être éclaboussée par les massacres, les attentats, les exécutions sommaires perpétrées par les deux camps. Au milieu, les civils. Qui meurent, qui tremblent, qui sont pris au piège. Nous suivons un agent de la DGSE, Tedj Benlazar. Il est Franco-algérien, français par sa mère, algérien par son père, il parle l’arabe. Il est affecté à Alger est remplit la mission de correspondant entre sa hiérarchie et le DRS algérien (l’équivalent de la DGSE). Très vite, sous la houlette de son supérieur Rémi de Bellevue qui est lui aussi à Alger, il va suspecter les généraux au pouvoir d’orchestrer l’activité terroriste islamique pour justifier leur présence au sommet de l’état.
Ce roman de plus de 440 pages est une merveille de subtilité, d’observation de politique étrangère et française, de fonctionnement des organes de surveillance, et surtout, de manipulation et d’embrigadement. Chaque jour, il me tardait d’avoir trente minutes devant moi pour me replonger entre ces pages denses. Frédéric Paulin a dû réaliser un très gros travail de documentation, grâce à ce processus son roman tient superbement la route. Comme le dit Jo Nesbo, pape du polar du nord, « la documentation apporte de l’autorité au roman », il a tellement raison.
Avec un sens du détail et un aréopage de personnages soit fictifs soit réels, français et algériens, militaires et civils, l’auteur dissèque la lente agonie de la démocratie en Algérie, le très haut prix payé par la population. Il montre comment les militaires ont infiltré le FIS dans le but de se maintenir au pouvoir avec l’argument massue « c’est déjà presque le chaos ; nous sommes le dernier rempart, si nous partons, ce sera pire ». Il décrit l’organisation méthodique et la manipulation de certains terroristes dans le but de faire monter la violence, la mort et la guerre, de leur faire traverser la méditerranée et de porter le feu sur la terre de l’ancien colonisateur. Il démontre aussi à quel point la France n’a pas voulu voir, n’a pas voulu prendre en considération les informations qui ne l’arrangeaient pas. Avec le recul, on met à jour la faiblesse du dispositif de la DGSE sur place, une poignée d’agents reclus pour la plupart dans l’ambassade ou les consulats. Seuls Benlazar, qui parle la langue, navigue au large, arpente les rues, sonde, entretien des contacts avec les « honorables correspondants », nom politiquement correct et ironique des informateurs.
Ce roman puissant, intense, raconte avec précision à quel point il est difficile de comprendre et collecter des renseignements, en pays étranger, de trouver le lien qui les unis, d’avoir une vision d’ensemble.
Au-delà de la formidable reconstitution historique réalisée par l’auteur, qui revient sur la « décennie noire » qui a ensanglanté l’Algérie, c’est la fin de la Françafrique qui est décrite, la fin de race des réseaux d’influence de Jacques Foccard qui dataient de l’ère De Gaulle. La cécité des politiques français, Pasqua, Mitterand, Balladur et Chirac, de leurs proches conseillers est représentée à l’aune du coup d’avance qu’ont les généraux « janviéristes » algériens.
Le tour de force de Frédéric Paulin est de nous hameçonner avec un récit dont on connaît la fin. 1992-1995, des années charnières qui débutent par des civils égorgés dans le désert (les prémices de la guerre civile), la :montée en puissance du terrorisme et aboutissent aux attentats sur le sol français perpétrés par la cellule Kelkal. Frédéric Paulin explore aussi les méandres poisseux qui mènent au terrorisme, il tente de comprendre comment un jeune homme qui obtenait des résultats corrects au lycée dans la banlieue lyonnaise verse dans la radicalité et la barbarie.
Enfin, il y a le sort des agents de la DGSE. Fétus de paille lâchés sur l’océan du renseignement. Il y a leur absolue solitude, la peur éprouvée dans un pays étranger devenu pour une bonne partie hostile. Puis la terreur, l’impossibilité de sortir sans risquer sa vie. Tedj Benlazar incarne un homme dévoré par son métier, un homme au coeur blessé qui n’a plus aucune place pour autre chose que le travail si particulier qu’il exerce. Il n’est pas le seul. Bellevue, ce vieux routier de l’espionnage est à la même enseigne. Cette incapacité à lâcher prise.
L’auteur interroge aussi la mémoire. La mémoire française, sur la guerre d’Algérie, sur les attentats de 1995 qui semblent presque oubliés, dilués dans le ressac médiatique permanent. La mémoire algérienne, sur ces années obscures, sanglantes.
Un premier tome époustouflant de maîtrise, tout simplement.
Seb.
La Guerre est une ruse, Frédéric Paulin, Agullo / Folio Policier, 368/444 p. , 21€50/8€70.
Voilà un bon moment que Frédéric Paulin me tente, sans savoir vraiment pourquoi, sans doute le côté très politique qui à la fois m’attire et me repousse aussi. Mais comme je dis souvent: va falloir ! Et cette chronique donne envie.
Tu peux y aller en confiance, une fois passé le premier volume parfois un peu dense, c’est du régal.
donc, va falloir… merci !