Un enfant sans histoire . Dès le titre, Minh Tran Huy (dont je vous conseille également au passage les œuvres précédentes La double vie d’Anna Song, Les Inconsolés ou encore l’essai Les écrivains et le fait divers : une autre histoire de la littérature), pose la sensibilité, l’intelligence et la délicatesse du propos à venir. Jouant sur le sens de cette formule, ce n’est pas l’histoire d’un enfant à la vie calme et sans problème qu’elle va nous raconter – bien au contraire ; si cet enfant (le sien, prénommé Paul) est « sans histoire », c’est qu’il ne peut ni les comprendre, ni les lire, ni les raconter, ni les inventer – et encore plus loin, cette expression en apparence figée pose la douloureuse question de ce que sera « l’histoire », la vie de cet enfant, à qui ce livre est dédicacé : « Pour Paul, qui ne lira pas ce livre ».
Car Paul est autiste et aura dix-huit mois toute sa vie.
Et s’il s’agit tout au long de ce livre de partager avec le lecteur cette histoire personnelle, le fil conducteur de cet ouvrage est indéniablement la littérature, les mots et comment ils permettent ou non à une romancière d’exprimer l’indicible, « de donner forme au chagrin sans nom ». C’est ce qui fait la réussite indéniable, magnifique et bouleversante de ce récit.
La vie de Minh Tran Huy et de son mari bascule avec la naissance de leur premier enfant, Paul. Ce qui s’annonçait comme l’accomplissement d’une vie de couple amoureuse et solide se transforme en un chaos vertigineux lorsque le diagnostic tombe : Paul est autiste. Au-delà du bouleversement intime, que Minh Tran Huy décrit avec une pudeur et une dignité impressionnantes, commence alors pour eux un parcours du combattant dont on se demande à chaque ligne comment il est humainement supportable – et comment il est encore possible dans la France de 2022 (il serait souhaitable que chaque responsable politique de ce pays lise ce livre, et en tire urgemment toutes les conséquences nécessaires) : le ballotement d’un rendez-vous médical à l’autre, les démarches administratives kafkaïennes, la prise en charge – tout autant psychologique que financière – quasiment inexistante, la lutte quotidienne épuisante pour tenter de sauver sa vie de couple, sociale, professionnelle et amicale, les humiliations (médaille d’or à cette association d’adoption animale qui, sitôt la porte de l’appartement refermé, avertit la famille que « non, ce ne sera pas possible »…). Et puis, les espoirs brisés, les désillusions, les colères, la vaine tentative de se raccrocher à d’autres histoires, celles d’enfants autistes ayant par exemple réussi à accéder au langage. Pour Paul, rien de tout cela. Peu à peu le couple doit se rendre à la cruelle évidence : leur fils souffre et souffrira à vie d’une des formes d’autisme les plus sévères qui soit. Et, à chacune de ces lignes, on partage avec leur autrice la douleur, l’impuissance, le chagrin, la fatigue et, bien souvent la colère, l’injustice et la honte devant l’abandon des pouvoirs publics.
Au-delà de cette histoire personnelle, de cette douleur intime, Minh Tran Huy réussit avec la plus belle des élégances à rendre son propos universel – et l’un des moyens littéraires d’y parvenir résulte d’une réflexion de plusieurs années, qu’elle résume ici dans la note d’intention envoyée à Actes Sud, chez qui ce texte est publié : « J’ai mis plusieurs années à trouver comment raconter mon fils et là encore, j’ai longtemps cru que je n’y parviendrais pas. Puis j’ai compris que le meilleur moyen de raconter Paul, c’était de raconter ce qu’il n’était pas, ou plutôt celle qu’il n’était pas : Temple Grandin, autiste à la trajectoire hollywoodienne qui a réussi partout où il a échoué, a été ma locomotive et mon sherpa. C’est en déroulant son incroyable parcours que par contrepoint et par contraste, j’ai pu dire à Paul, mon combat, mon amour et ma peine. Que j’ai abouti, faute de mieux, à ce livre qu’il ne lira jamais ». Et en effet, le livre tout entier se structure autour de chapitres racontant en alternance les premières années de la vie de Paul, et le récit de la vie de Temple Grandin, dont pour ma part j’ignorais tout et dont je vous laisse découvrir le sidérant parcours.
Ce texte est l’une des immenses claques que j’ai reçues dans mes lectures de la rentrée littéraire – et je suis persuadée qu’il restera, bien longtemps après ce tourbillonnant moment tout aussi attendu que discutable de la vie éditoriale. J’ai peine à dire à quel point il m’a touchée, remuée, bouleversée, fait pleurer, mise en colère – parce qu’il réussit l’exploit d’être tout à la fois un récit de nécessité publique et un immense texte littéraire, une oeuvre intime et universelle, un déchirant cri de chagrin et la plus belle des déclarations d’amour.
Mélanie.
Un enfant sans histoire, Minh Tran Huy, Actes Sud, 208 p. , 21€50.