« Tu vois, la mort, lorsque tu la côtoies, eh bien, elle te détruit. Elle fauche tout sur son passage : ta joie, tes projets, tes espoirs, tes désirs. En un sens, elle te tue. Elle te tue, même si ce n’est pas toi, le défunt. Une fois que tu es passé sous les dents de la Faucheuse, une fois que t’as accepté son baiser, c’est-à-dire sa présence en nos vies, une fois que t’as accepté d’aller au plus profond du désespoir dans lequel elle te met, alors là, tu peux revivre, tu peux renaître. Et oui ! Alors, tu renais, vraiment ! Résurrection ! Crois-moi, côtoyer la mort, c’est comme naître une seconde fois. Moi, maintenant, depuis la chute, je suis un nouveau-né, un nourrisson, et je vis chaque instant dans la joie des premiers jours : tout m’est nouveau, tout m’est joie. Et pourquoi ? Ecoute ces grillons, sens le calme de cette nuit, regarde cette roche qui rougeoie, cette roche couleur Sahara, n’est-ce pas fabuleux, fabuleusement tragique ? Moi, un chant de grillons, ça me donne envie de chialer, parce que je connais le poids du cercueil sur mes épaules, parce que je sais qu’hier, je ne l’entendais pas, et que demain, je ne l’entendrai plus. »
L’histoire. Quelque part au nord du globe, au cœur de la Vallée des glaces, la Cordée, affronte l’hiver et l’altitude pour rejoindre le Reculoir et réparer la ligne électrique pour restaurer le courant qui alimente les ultimes hameaux. Mais assez vite, toute l’équipe comprend que son chef, Gaspard, nourrit un autre projet.
Je sais. J’ai balancé un long exergue. Mais c’est à dessein. Pour que tu saisisses la profondeur de ce court texte. Et aussi la beauté de l’écriture. T’as bien lu la dernière phrase ? C’est pour croiser des phrases de cet acabit que je lis. Le poids du cercueil, tu le sens aussi quand tu lis ce passage. L’arête de bois qui pèse sur l’os de l’épaule et qui fait mal, tu la sens la douleur ? Voilà.
Je ne m’attendais pas à un conte. C’est comme ça que je l’ai ressenti. Un conte, avec tout ce que ça trimballe d’imaginaire, de légendes, de mythes. Dans cette histoire, on ne sait plus où on habite. On suppose que c’est sur Terre, il y a des indices très nets. Mais d’autres éléments laissent planer le doute, par leur originalité, par leur vitalité. Et puis l’atmosphère, nous nous trouvons à une époque étrange, où le modernisme ne semble pas avoir conquis cette région perdue (la Cordée se déplace en tirant un traineau de matériel) mais où l’électricité existe. Où on se régale de chamois mitonné pendant des heures sur des tranches de pain de seigle copieusement arrosé de vin, mais où on porte des lunettes de soleil et où on utilise du matos dernier cri pour l’escalade.
Bref, l’auteur s’est fabriqué un monde onirique mâtiné de réel, où les légendes se racontent au coin de l’âtre, où certaines croyances font feu de tout bois. Tout est recentré sur cette Vallée des glaces, on ne sait rien du reste du monde. Mais il y a suffisamment à faire là, dans cette Vallée, avec ce Reculoir, ce sommet invaincu, le plus haut point connu des habitants, cette montagne qu’on appelle La Grande. Personne ne l’a vaincue, et encore plus dingue, personne n’a jamais vu son sommet, au point que certains pensent qu’elle n’en a pas. Cette montagne, c’est un monument de granit, une cathédrale de roche qui toise le reste du monde, tout empanachée de son auréole de nuages permanents. Gaspard a tenté six fois de gravir son dos rugueux et vertical, à chaque fois l’échec l’attendait, tapi comme un félin affamé, à chaque fois il a échoué dans le légendaire Corridor de Glace.
Je ne vais pas te raconter, franchement, ce serait un gros gâchis. Je préfère te causer de ce magnifique travail qu’à fait Simon Parcot. Un travail d’imagination, pour inventer ce monde attirant, onirique (je sais, je l’ai déjà dit, mais j’enfonce l’idée comme on enfonce un point d’encrage dans une faille, en escalade). Mieux, l’auteur n’a pas eu peur de convoquer la poésie, elle est à l’œuvre souvent dans ces lignes et dans la bouche des personnages, et il n’a pas eu peur non plus de surprendre avec une narration étonnante. Par moment, on sait que c’est Gaspard qui parle, et d’autres fois, on ne sait pas, on imagine, et c’est très excitant, ça maintient le niveau de lecture.
Pas besoin de connaître ni d’aimer l’alpinisme pour apprécier ce roman. Le sujet n’est pas là. Le cœur du récit c’est la cupidité, l’avidité, le coeur c’est l’hubris, l’orgueil. Le coeur c’est la Nature, omniprésente, à la fois témoin et juge intraitable.
Je ne t’ai pas parler de la Cordée. Un groupe d’humains, des hommes et une femme, et deux chiens. Et les deux chiens (Moïra et Zéphyr) ne sont pas des objets décoratifs, ils ont leur place, toute leur place. J’ignore si Simon Parcot a lu La horde du contrevent, mais sans avoir copié bien sûr, il y a des affinités, de belles affinités.
Je suis en train de lire Les marins ne savent pas nager, de Dominique Scali, paru aux éditions La Peuplade. Et je trouve aussi énormément de points communs avec Le bord du monde est vertical.
Comme cette scène dans ce refuge de tôles arrimés à la roche, qui tangue sous les bourrasques. Un très beau parallèle avec les marins et les navires dans la tempête. Dans ces deux ouvrages, il y a le même effort de travailler un univers singulier, de prendre tous les risques, d’inventer sans vergogne. Cette Cordée, elle fait penser aux Hobbits qui traversent la Contrée, il y a même une forêt de pierres, et même si Sauron est absent, d’autres dangers bien plus mortels guettent les personnages.
Il y a aussi, dans ce roman, la volonté de dire que pour goûter la joie de la vie, ce que l’on appelle à tort les « petits plaisirs de la vie », il faut se mettre à l’épreuve, risquer de les perdre pour les savourer vraiment. Ou s’en éloigner pour mieux revenir. Une philosophie Saint-Exupérienne à laquelle j’adhère totalement. Partir courir dans l’hiver furieux pour se régaler de la chaleur du poêle au retour. Tu vois ce que je veux dire ?
Bon, je te laisse avec un autre passage, pour être sûr que tu vas l’acheter et le lire ce roman. C’est Ysé, la femme de la Cordée qui parle : « Ma langue c’est un chant : ça se dit, ça se vit, c’est fini. »
Seb.
Le Bord du monde est vertical, Simon Parcot, Le Mot et le Reste, 160 p. , 18€.
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