L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee (Grasset / LGF) – Seb
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee (Grasset / LGF) – Seb

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee (Grasset / LGF) – Seb

« La place du tribunal était encombrée de pique-niqueurs assis sur des feuilles de papier journal, arrosant leurs gâteaux au sirop de lait chaud transporté dans des bocaux de fruits. Certains rongeaient du poulet froid et des côtes de porc frites, froides elles aussi. Les plus riches faisaient descendre leur nourriture à coups de Coca-Cola du drugstore dans des verres au fond bombé. Des enfants aux visages sales jouaient à pop-the-whip au milieu de la foule et des bébés étaient collés au sein de leur mère.

À l’écart, les Noirs se restauraient tranquillement au soleil de sardines, de biscuits salés et des arômes plus relevés de Nehi-Cola. »

Dans l’Alabama, à Maycomb, une petite ville typique du sud, en plein pendant la Grande Dépression. Atticus Finch, avocat blanc et rigoureux qui élève seul ses deux enfants, Scout et Jem, décide de défendre un Noir accusé de viol.

Ce début d’histoire illustre parfaitement la phrase de John le Carré « le chien s’est couché dans sa panière n’est pas un bon début d’histoire. En revanche, le chat s’est couché dans la panière du chien est un très bon début d’histoire. »

Quand quelque part dans le monde, des gens parlent du plus grand livre de la littérature américaine, certains titres sortent régulièrement du chapeau : Moby Dick, Les aventures de Tom Sawyer, Les raisins de la colère, Lumière d’août. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur fait partie de ce cercle très restreint. Et je vous le dis avec sincérité, cela se comprend aisément.

Harper Lee pendant le tournage de l’adaptation de son roman. D.R.

Dans le format que j’ai lu, plus de 470 pages, se trouve la peinture extrêmement précise de la société du sud des Etats-Unis en 1935, dans une petite ville un peu à l’écart de la rumeur du monde.

Mais le véritable coup de maître, c’est d’avoir poussé sur le devant de la scène une narratrice aussi iconoclaste de la jeune Scout, petite fille au caractère qui ne s’en laisse pas compter. Voici donc une Scout adulte qui se souvient de cette histoire qui l’a marquée pour la vie. Grâce à la narration de la petite Scout Finch, Harper Lee fait les bordures romanesques. Elle prend son temps, et ça c’est une chose qui fait naître tout mon respect, parce qu’un auteur qui prend son temps, déploie une histoire dans ses moindres recoins, prend le risque de perdre les lecteurs les plus impatients, ceux qui crient sans cesse, le bras levé « Nous voulons l’histoire, rien que l’histoire ! » ». Ils ignorent que l’histoire est constituée de recoins.

Image extraite du film de Robert Mulligan (1962).

Le premier recoin, c’est l’entrée à l’école de Scout, de quatre ans plus jeune que son frère Jem. Et je peux vous dire que les passages qui se déroulent à l’école sont tout sauf inutiles. Ils permettent à l’autrice, sans avoir l’air d’y toucher, de faire découvrir l’organisation sociale qui a cours dans une petite du sud dans les terribles années 30. Ils permettent de montrer la misère, les familles déstructurées, l’alcool, la violence, et bien sûr, le racisme banal et institutionnalisé.

L’autre recoin, c’est le mystère Boo Radley. Typique de l’univers et de l’imagination foisonnante des enfants. Je ne vous en dis pas plus, vous verrez. Je veux dire que Boo, vous allez vraiment lui donner un visage, une allure, une présence.

Nouveau recoin, les aventures de Jem, Scout et un autre gamin, Dill. Comme un air de Tom Sawyer. Peut-être un petit clin d’œil de Harper Lee

Maintenant, attachons-nous au personnage superbe d’Atticus Finch. Un homme dans la force de l’âge, qui élève seul ses deux enfants. Avocat réputé et respecté de Maycomb (il est depuis des lustres élu à la chambre des représentants de l’état), c’est un homme secret et calme, qui sait que la violence et les cris ne résolvent rien. C’est aussi un homme qui est capable de se démarquer de la pensée générale, car pour lui seul compte l’honneur et la joie d’être en accord avec soi-même. Un homme de morale et de principes qui m’a énormément plu.

L’auteure nous plonge sans que l’on s’en aperçoive dans le microcosme de cette petite ville très conservatrice. Le voisinage, miss Maudie, la tante très ancienne école, la servante Noire Calpurnia et le shérif Heck Tate qui tente de séduire la chèvre et le chou. Tout une galerie de personnages très bien travaillés, jamais caricaturaux, comme, Dolphus Raymond ou Link Deas. Pour nous, humains vivant presque un siècle plus tard, c’est comme découvrir un autre monde, et si on doit bien se garder de juger une époque avec ses yeux actuels, ces pages nous sont très utiles pour se faire une idée précise de la manière de fonctionner de la société américaine de l’époque. Et sur certains points, on se dit que des choses n’ont pas trop évolué, et que d’autres changent à un rythme d’escargot. Les seules constantes sont la peur et la haine, deux sentiments qui voyagent souvent ensemble pour ravager les cœurs. Deux constantes accouchées de l’ignorance et la méconnaissance.

Je n’ai pas lâché ce roman, son rythme m’a convenu à merveille, j’avais l’impression qu’Harper Lee l’avait écrit pour moi. Je m’y suis coulé comme dans un lit douillet, et les heures en sa compagnie furent exquises. Et j’ai ri car, aussi surprenant que ce soit, ce roman est aussi drôle, émaillé de scènes burlesques et de points d’humour, contrepoids parfait pour rehausser la dramaturgie.

Ce roman possède un pouvoir, il l’exerce sans violence mais avec une impitoyable volonté. On est pris tout de suite, on devient un voisin des Finch, on vit les saisons à Maycomb, on baigne dans ce qui était une forme d’apartheid et cela permet de saisir plus finement les choses, le quotidien d’un blanc et d’un noir, l’immense pouvoir de l’un sur l’autre. Le poids d’une parole et le poids d’une autre. Oui, les couleurs ont un poids différent dans le sud de l’Alabama en 1930.

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur démontre s’il le fallait encore à quel point la culture yankee pense que tous les problèmes peuvent trouver une résolution dans la violence et pose une question fondamentale : peut-on échapper à son ADN ?        

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Stoïanov.

Seb.

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee, Le Livre de Poche, 447 p. , 7€70.

0 commentaire

  1. Bonjour,
    C’est sûr, un grand roman, de ceux que l’on relit… la « suite » n’est à mon humble avis pas à la hauteur. Harper Lee aura finalement été l’auteure d’un titre (mais quel titre ! il vaut mieux n’en écrire qu’un comme celui-là que des dizaines médiocres..).
    Un récit de Casey Cep (« Les heures furieuses ») relate l’histoire du « manuscrit perdu » d’Harper Lee, lié à sa tentative, 17 ans après « L’oiseau moqueur », d’écrire sur un fait divers (s’inspirant en cela du travail mené par son ami Truman Capote pour « De sang-froid »). Je n’ l’ai pas encore lu, mais il a l’air très intéressant…
    Bonne journée.

    1. lerayyann

      Bonjour et merci pour ce retour. En ce qui me concerne, j’ai lu « Les heures furieuses » sans avoir lu le roman de Harper Lee et l’ai trouvé très intéressant malgré ma lacune … Bonne journée ! Yann.

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