L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Les Enragés, Paola Nicolas (Éditions Globe) – Mélanie
Les Enragés, Paola Nicolas (Éditions Globe) – Mélanie

Les Enragés, Paola Nicolas (Éditions Globe) – Mélanie

Avec l’inoubliable et bouleversant Les enfants endormis d’Anthony Passeron, les très bonnes Éditions Globe, spécialisées dans la non fiction, faisaient pour la première fois le choix de publier un auteur français – et au vu du résultat, on ne peut que les en féliciter. Ce projet continue aujourd’hui avec « Les Enragés », la publication du livre de Paola Nicolas, autrice au CV impressionnant : diplômée de l’ENS, agrégée de philosophie et docteure dans la même matière, maître en bioéthique et consultante en éthique médicale.

Impressionnant et cohérent : en effet, toutes ces pistes de réflexion – éthique, scientifique, philosophique – se retrouvent au coeur de son livre. Les Enragés, ce sont ces patients qui meurent, à la fin du XIXème siècle, après avoir été mordu par des chiens errants porteurs de la maladie. Les Enragés, ce sont ces médecins qui, sous la houlette parfois quelque peu tyrannique de Pasteur, consacrent leur journée, leur sommeil, leur vie de famille, leur vie sociale – bref, leur vie tout court, à trouver un vaccin contre cette maladie. Et les Enragés, ce sont aussi, sous la coupe du terrible adversaire de Pasteur Michel Peter, ceux qui luttent de toutes leurs forces contre le vaccin.

Et le 27 novembre 1886, l’occasion est toute trouvée pour ceux qui s’opposent au vaccin : Jules Rouyer, 12 ans, traité par l’équipe de Pasteur depuis qu’il a été mordu par un chien, vient de mourir. C’est de cet épisode précis que Paola Nicolas s’empare pour nous raconter, de manière tout aussi documentée que passionnante, les enjeux de ce moment charnière. Rien n’est laissé de côté pour nous immerger au coeur des questions et des problématiques posées : on est à côté des chercheurs, dans ces laboratoires encore balbutiants (l’Institut Pasteur, qui a fait l’objet d’une vaste collecte de fonds nationaux et internationaux, n’en est qu’à ses premières pierres – ce qui rajoute à l’enjeu : ce n’est pas le moment que les recherches de celui à qui l’on ne pardonne pas de n’être « que » chimiste et pas médecin soient désavouées) et la description de leurs recherches est méticuleuse et détaillée (mmmh, ces petits passages sur les cerveaux de lapin prélevés pour la préparation des sérums, ou encore l’autopsie du petit Jules). La description de cette équipe de chercheurs est tout aussi réussie que touchante – et jamais manichéenne : même s’ils oeuvrent dans le même sens, les discussions voire les querelles ne sont pas absentes et la figure de Pasteur n’est jamais idôlatrée.

« L’ange de l’inoculation (M. Pasteur), par Gilbert-Martin » in Le Don Quichotte , 13 mars 1886. Caricature de Louis Pasteur ailé, armé d’une énorme seringue inoculant un chien enragé menaçant.

Face à eux, Michel Peter mène une croisade farouche contre les recherches sur ce vaccin, harangue les foules (au milieu desquelles on croise Louise Michel, venue le soutenir), influence la famille en deuil pour qu’elle porte plainte, et tente de mettre Pasteur et son équipe au ban des médecins. Convaincu que les maladies infectieuses sont déjà présentes dans les corps humains, il accuse le scientifique de vouloir créer « une rage de laboratoire » pour la répandre dans la population. Face à lui, Pasteur, vieillissant, affaibli par des problèmes cardiaques, vivant dans le souvenir de ses deux filles mortes de la typhoïde, peine à lutter – d’autant plus que sa famille l’éloigne en Italie, tentant de lui cacher ce qu’il est en train de se passer afin de le préserver. Ce livre se lit presque comme un roman policier, suspendu aux résultats de l’autopsie du petit Jules, qui elle seule pourra dire si l’enfant est mort ou non des suites du vaccin. Agrémenté de documents d’époque (caricature, articles de presse), l’ouvrage nous plonge au coeur de cette épisode…Mais sa force réside aussi de façon troublante dans les échos que cet épisode entretient avec notre propre époque et sa remise en cause du discours scientifique. Impossible bien sûr de ne pas entendre résonner les débats et polémiques liés aux années que nous venons de vivre, et à l’accroissement du discours remettant en cause les recherches scientifiques : « Dire « Je ne sais pas à la presse, ça n’avait rien d’un acte de transparence, c’était l’oeuvre absurde d’un suicidaire. Surtout aujourd’hui alors que les anti-vaccinateurs multipliaient leurs manifestations partout en Europe ! (…) Cette Ligue avait d’ailleurs connu son premier triomphe en France : elle était parvenue à faire enterrer le projet de loi présenté par le Docteur Liouville instaurant l’obligation vaccinale pour l’entrée à l’école, dans l’armée et l’administration. Dire « Je ne sais pas », c’était donc laisser la place à des populistes, à ces marchands de certitude, qui faisaient croire au plus grand nombre que l’on pouvait se former une opinion sur tout, en cinq minutes, quand d’autres passaient leur vie à avouer ne rien comprendre ». Montrant tout autant l’obscurantisme et la volonté d’influencer les foules des partisans de Peter que les recherches tâtonnantes et les actes parfois discutables des chercheurs, Paola Nicolas nous offre une réflexion profondément actuelle.

Les Enragés, Paola Nicolas, Globe, 256 p. , 20€.

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