L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Le baiser de la reine blanche, Tomson Highway (Dépaysage) – Fanny
Le baiser de la reine blanche, Tomson Highway (Dépaysage) – Fanny

Le baiser de la reine blanche, Tomson Highway (Dépaysage) – Fanny

D’abord une petite histoire de diffusion.

En Mars 2021, j’avais écrit une chronique sur Champion et Ooneemeetoo paru chez Prise de parole – en 2004 – pour le Canada francophone. Ce roman m’avait littéralement bouleversée. Le 09 septembre dernier est sorti aux éditions Dépaysage pour la distribution française Champion et Ooneemeetoo sous ce nouveau titre Le baiser de la reine blanche.

Je me permets donc de vous chuchoter de nouveau tout le bien que je pense de ce roman d’une fulgurante beauté.

Les larmes sont venues sur cette fin, les doigts crispés sur l’ouvrage, mes pensées jaillissantes vers les survivant(e)s autochtones.

La grande Margaret Atwood écrit : « Il aura fallu vingt ans pour que l’œuvre d’ Highway soit véritablement de son temps. Elle était bien en avance (…) et aujourd’hui elle est plus pertinente que jamais. »

Louis Hamelin, romancier – auteur de la fameuse Constellation du lynx, chroniqueur et critique littéraire québécois, précise sur ce point, dans son introduction à Champion et Ooneemeetoo traduit par Robert Dickson :

« Une version originale est parue en 1998, une bonne dizaine d’années avant les excuses officielles du Parlement canadien pour la création des pensionnats autochtones et du triste programme d’assimilation concomitant, et dix-huit ans bien comptés avant la mise sur pied de « L’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ».

Et maintenant, te dire l’histoire, sa construction, son intensité.

Déjà tu quittes un monde de narration classique pour aller t’abreuver à la poésie – et l’humour – Cri.

Tomson Highway te raconte des scènes réalistes et, par le truchement d’une image, d’un objet, d’un animal ou d’un souvenir, te transporte au sein d’une pensée « magique » ou mythologique, magnifiant la joie ou amplifiant le désespoir, coupant court à tout pathos ou mièvrerie, te montrant le battement de deux cœurs sur une période particulièrement tourmentée et violente envers les Premières Nations.

C’est comme si tu te laissais transpercer par l’écho de leurs âmes. Comment survivre à l’enfer des pensionnats ? Le silence se fait et Tomson Highway raconte.

Nous sommes en 1951. Un homme, Abraham Okimasis d’Eemanapiteepitat, Manitoba, est parti chercher vaillamment la coupe Millington, devenant ainsi champion du monde de la course en traîneau à chiens.

« Mush ! Tiger-Tiger, mush ! »

Arrivé au bout de l’exténuante course, il vivra comme une apparition, une dame en fourrure immaculée, vision d’une reine blanche, fil argenté – à défaut d’être rouge – d’un conte échoué, porteuse du monde des esprits, bienveillante, mordante, irréelle, désormais attachée au destin de ce chasseur de caribous et de ses deux fils.

L’aîné se nommera Champion, le cadet sera Ooneemeetoo. Lire leur naissance est déjà un acte littéraire d’une beauté folle, tête la première dans le monde animiste. Champion garde, depuis tout petit, ce jouet accordéon dont il joue avec ardeur. Ce sont des mots, des chants, une musique, afin de découvrir leur univers. Leurs parents, croyants, emmitouflés dans leur foi catholique, guidés par le prêtre du village, décident, que le mieux, serait d’aller dans ces pensionnats, là-bas. Et ces petits bouts d’hommes qui partent de leur terre – leurs grands espaces – pour aller à la dérive entre quatre murs.

L’atterrissage est brutal, Champion devient Jeremiah tandis qu’Ooneemeetoo se transforme en Gabriel, sous le patronage d’un certain Lafleur.

Reste la musique, restent ces chants, reste cette beauté, des oripeaux à porter pour ne pas sombrer. Tomson Highway te raconte avec cette acuité toute particulière, cette perte de l’enfance « virginale », et te dit ce qui te prendra à la gorge, l’innommable.

« Les garçons avaient également entendu le mot machipoowamoowin, mais pas souvent. Ils savaient seulement qu’il voulait dire quelque chose dans le genre de « mauvais sang » ou « mauvais pouvoir des rêves ». (…)

– Machipoowamoowin, veut ça dire ce que père Lafleur fait aux garçons de l’école ?

Il espérait amuser son frère avec cette boutade légère, mais sa question se termina par un gloussement bizarre, spectral, comme jailli d’une bulle de son sang.

Les mots de Jeremiah, en anglais aussi, furent aussi froids que les gouttes d’un bloc de glace qui fond.

Même si on leur disait , ils croiraient le père Lafleur. (…) »

Tomson Highway déploie l’histoire de ces deux frères, et de tout un village, jusqu’en 1987. Tu verras, cette date n’est évidemment pas prise au hasard, de quoi te transpercer de part en part.

Parce que cette narration est au-delà du poignant, de la beauté ou de l’ignominie, parce qu’elle est éternelle. La relation de ces deux frères, c’est un monde qui se meurt et ressurgit de ses cendres. L’art les sauvera, oui, tu sais, ce truc dit « non essentiel ».

« (…)« Pourquoi penses-tu que je monte ces spectacles eeeextraordinaires ? »

– Pour divertir ?

– Et pourquoi je divertis ?

– Eh bien…

– Parce que sans divertissements, mon petit cœur, sans distractions, sans rêves, la vie est ben plate. Non ?

– Eh bien…

– Sans célébrations, sans magie pour masser ta vieille âme fatiguée, maganée, tout est pas mal futile hein ?

– Qu’est ce qui est futile ?

– La vie, mon petit cœur, la vie. (…) » »

L’auteur, lui-même du Manitoba – nom provenant d’un mot Cri signifiant « passage du Grand Esprit » – dépeint deux caractères, deux manières de percevoir le temps, l’espace, d’aller vers son embrasement, sa résilience ou son acceptation. Malgré cette blessure, si présente. Deux petits d’hommes nés sur ces terres d’aurores boréales qui vivront de leur art, à n’importe quel prix. L’un s’enfermant dans ces envolées de touches blanches et noires, à vouloir s’arracher cette peau d’indien. L’autre ouvert aux plaisirs charnels, sans toutefois réussir à remplir cette béance abyssale.

Tomson Highway valse sur les corps meurtris, sur ces filles perdues, chairs utilisées, ces enfants du petit village d’Eemanapiteepitat et d’ailleurs.

Ce lieu où, comme eux, les étés des retours, j’ai aussi pouffé de rire, intégrée à ces scènes dignes d’un bon vaudeville, avec ces personnages entiers et truculents. Sur le fil argenté, tu ressens l’émanation de ces vies.

« (…) Jeremiah joua le Nord du Manitoba privé de Gabriel Okimasis, il joua le cri du huard, les loups au crépuscule, le reflet des aurores boréales dans le lac Mistik ; il joua le vent dans les pins, le mauve des couchers de soleil, le vol en zigzag de mille sternes blanches de l’arctique, les champs d’épilobes en épis pourpres qui montent et descendent comme un cœur à nu. »

Je te souhaite d’aller quérir Le baiser de la reine blanche pour t’y attacher comme aux rênes d’un traîneau porté par huit huskies gris.

C’est époustouflant, magnétique, absolu.

Coup au cœur façon « Mush ! Tiger-Tiger, mush ! »

Fanny.

Le Baiser de la reine blanche, Tomson Highway, Dépaysage, 425 p. , 22€.

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