« Est-ce que cela fait de moi une mauvaise personne ? Mais non, se rappela-t-il, selon Mahonri, je ne suis pas une personne. Je ne suis pas du tout humain. » Il ne pouvait décider si cette idée le rassurait ou le terrifiait au contraire.
Beau et courageux projet éditorial que cette double parution de Brian Evenson avec d’un côté L’Antre paru chez Quidam et cette Immobilité qui arrive chez Rivages. Courageux car on a connu textes plus faciles, plus abordables pour attaquer une nouvelle année. L’homme est connu depuis longtemps pour écrire des romans dont la noirceur le dispute à la force d’évocation, véritables cauchemars où, tout en laissant libre cours à une imagination féconde, il parvient à questionner l’humanité et sa place sur terre.
Nombre de points communs unissent L’Antre et Immobilité, à commencer par ce contexte post-apocalyptique où des êtres pourvus de conscience (on hésitera à parler d’hommes ou d’humains puisque c’est une des interrogations récurrentes des deux textes) tentent de survivre. Si L’Antre semble au final le plus radical des deux romans, Immobilité ne délivre quasiment pas d’informations sur ce qui advint, ce Kollaps incrusté dans la mémoire de Josef Horkaï. On croisera dans l’un comme dans l’autre des créatures aux prénoms très proches, fonctionnant par binômes (Olef et Olag, Qanik et Qatik, Vigus et Vagus), à l’intelligence toute relative comparée aux questions que se posent Josef Horkaï ou X, le narrateur de L’Antre. Surtout, Evenson ne cesse à aucun moment d’interroger la nature de l’homme, ce qui fait de nous des êtres humains et se questionne sur notre présence ici.
Profondément pessimiste, Evenson excelle dans l’art du dialogue façon Beckett, ces questions sans réponses, ces incompréhensions mutuelles et il montre à quel point l’homme reste souvent une énigme aux yeux de ses semblables. Que dire alors quand le statut même d’être humain est remis en question ? Si l’instinct de survie est partagé par la plupart des protagonistes de ces deux romans, c’est bien que l’humanité, malgré une capacité certaine à s’auto-détruire, cherche à durer par tous les moyens, ce qui, n’en doutons pas, est loin de réjouir Brian Evenson. Notre espèce n’a selon lui aucune légitimité sur cette planète entièrement contaminée par sa faute et où toute forme de vie semble avoir presque totalement disparu. La survie de l’humanité est bien au coeur d’Immobilité mais la vision qu’en a son auteur ne laisse aucune illusion.
Il faudra donc un moral bien accroché pour se plonger dans ces deux cauchemars complémentaires mais le voyage en vaut la peine. On saluera à nouveau le courage de Quidam et des éditions Rivages qui, en publiant ces textes sans concession, prennent le risque de n’en vendre que très peu à un lectorat déjà considérablement refroidi par le contexte mondial depuis deux ou trois ans.
« Nous ne retenons jamais nos leçons, dit-il. Nous n’avons pas besoin d’un cordon nous reliant au passé, nous amarrant à la longue série de désastres qui ont conduit à ce plus grand désastre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouveau départ. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jonathan Baillehache.
Yann.
Immobilité, Brian Evenson, Rivages, 269 p. , 22€.