« Mais on ne m’a jamais laissé tranquille, seul dans mon coin. Car je n’ai jamais été seul. Comment aurait-on pu me laisser tranquille, seul dans mon coin, vu le nombre d’entités gravées à même mon cerveau ? »
Le mois de janvier verra paraître quasi simultanément deux romans de Brian Evenson : Immobilité, chez Rivages et L’Antre chez Quidam. S’il n’est pas unique, le phénomène est tout de même assez rare pour être signalé. C’était donc l’occasion rêvée pour moi de découvrir cet auteur aux textes souvent qualifiés d' »étranges » ou de « dérangeants ». Soyons clairs, ce n’est pas avec L’Antre qu’il va changer le regard porté sur lui et ses romans. À ce titre, le petit rappel biographique proposé par Quidam en accompagnement du texte rappelle à point nommé qu’Evenson, après avoir été élevé dans une famille mormone et exercé un temps la fonction de prêtre, dut quitter l’Église et rompre avec les siens suite à la parution de son premier recueil de nouvelles, jugé inapproprié … On laissera aux autorités religieuses la responsabilité de leur jugement. Quoi qu’il en soit, cela n’a pas empêché Evenson de publier une grosse poignée de romans, parmi lesquels La Confrérie des mutilés (Le Cherche-Midi 2008), et de recueils de nouvelles dont Contagion (Le Cherche-Midi 2005). Il dirige aujourd’hui un atelier d’écriture en université.
L’antre, un lieu sous terre où il se réveille. Dehors, l’air est irrespirable. Pourtant, il va devoir sortir. Sa survie semble être à ce prix. Mais qui est-il ? Est-il aussi seul qu’il le pense ? Et d’où lui viennent les souvenirs qui le hantent ? Le terminal qu’il interroge possède peut-être quelques-unes des réponses aux questions qu’il se pose. mais le terminal a aussi une question à lui poser : qu’entend-il par ce mot de « personne » ? (4ème de couverture).
Résolument inclassable, à la croisée des chemins entre science-fiction, fantastique, récit post-apocalyptique ou roman spéculatif, L’Antre, du haut de sa grosse centaine de pages à peine, interroge, fascine et, oui, dérange, bouscule. Au sein de ce lieu que la narrateur nomme l’antre semble se jouer la survie de l’humanité à grands renforts de technologies nouvelles car X (le narrateur) est en quelque sorte un hybride, au même titre que ceux qui l’ont précédé ici et que ceux qui lui succèderont s’il parvient à trouver du matériau pour leur donner corps et vie. Réduit à une solitude absolue au moment où commence le récit, X n’a pour seul interlocuteur que le terminal informatique mal en point qui équipe l’antre. Ce terminal, dont on ne saura pas s’il possède son propre caractère ou s’il a été ainsi programmé, pousse X dans ses derniers retranchements par ses interrogations et ses exigences capricieuses.
Au centre du récit, une question, la seule, peut-être, qui vaille la peine d’être posée : comment définir une personne ? Puis une autre question, qui découle insidieusement de la première : à quel moment ne peut-on plus être considéré comme une personne ? Qui sont (ou QUE sont) X et ses prédécesseurs, créés à partir d’êtres humains mais davantage hybrides à chaque « génération » ? Des humains augmentés ? Des machines anthropoïdes ? Quelle est, en chacun, la part d’héritage génétique et celle qui lui appartient vraiment ?
Vertigineux dans les interrogations qu’il suscite, cruel et convaincant, L’Antre génère également un sentiment de malaise diffus, une espèce d’horreur latente, qui fait de sa lecture une expérience aussi fascinante qu’inconfortable et, en ce qui me concerne, donne envie d’aller explorer les autres romans d’Evenson, à commencer par cette Confrérie des mutilés dont le titre est un sacré programme à lui tout seul. Rares sont les textes qui soulèvent autant de questions pertinentes en si peu de pages. Quête d’identité en même temps que spéculation sur un avenir possible de l’humain, L’Antre s’impose comme un texte incontournable en ce début d’année pour peu que l’on aime se sentir bousculé.
« Chaque moment de ma vie efface un peu plus la vie de ces autres en moi. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe.
Yann.
L’Antre, Brian Evenson, Quidam Éditeur, 110 p. , 14€.
Je note, mais en ce moment, non, pas envie d’être – plus – bousculée. Mais tu es convaincant à fond
Je comprends très bien, ça n’est pas une lecture confortable.
Parfois, ça me va très bien, mais là, non, pas trop. Mais vraiment envie quand même.