» – Pourquoi avez-vous atterri ici, c’était une sanction ? poursuivit Gaitan. – C’est moi qui ai choisi de venir, personne ne m’y a envoyé. Mais je ne sais pas pourquoi, j’ai oublié. Peut-être que c’était pour ça, ici la mémoire s’efface. »
Celles et ceux qui l’ont parcourue s’en souviennent avec émotion : Patagonie route 203 avait apporté un véritable bol d’air dans la rentrée littéraire 2020, porté par une voix nouvelle, pleine de fantaisie et de gravité à la fois, un antidote à la grisaille, un morceau de choix qui figurait sur notre podium de fin d’année. Même si on ne l’attendait sans doute pas aussi tôt, revoici donc Eduardo Fernando Varela pour un second roman, toujours chez Métailié, toujours traduit par François Gaudry.
Après les étendues sans fin de son premier roman, Varela nous emmène aujourd’hui sur les hauteurs de la cordillère, là où plus rien ne pousse, là où le gel est permanent et où même les bêtes se font rares. Le poste frontière du col de Roca Pelada, perché loin au-dessus du monde, est un lieu où se font face deux postes de garde, deux garnisons qui se surveillent mutuellement. Dans cette région reculée, les frontières se déplacent au gré des basses manoeuvres de chacune des troupes en présence. Des météorites disparaissent pour être exposées dans des musées. Des pilleurs de tombes sautent sur des mines. Le lieutenant Costa, appuyé par l’impertinent sergent Quipildor (et entouré de soldats aux noms aussi improbables que Circuncision Guarapati, Bequembauer Guttierez ou Jeanpol Premier Esnaider) a néanmoins sympathisé avec son homologue d’en face, le lieutenant Gaitan, avec lequel il échange régulièrement des considérations sur le monde en sirotant un whisky. Mais lorsque Gaitan part après avoir demandé sa mutation, il est remplacé par une femme dont la présence et le mystère qui l’entoure vont notablement perturber l’atmosphère figée de ce territoire où rien ni personne n’est jamais vraiment comme il se devrait.
« Les années passées à Roca Pelada l’avaient sauvé de cet enfermement, mais l’effet libératoire de ces vastes étendues désertes s’était peu à peu éteint pour devenir une autre forme d’oppression. Il se disait que lui aussi, à un moment ou à un autre, devrait partir d’ici, à moins de décider de mourir à Roca Pelada, mais le monde d’en bas était maintenant une grande inconnue. »
C’est peu dire que l’on retrouve ici avec délice tout ce qui nous avait enchantés dans Patagonie route 203. Varela navigue en permanence entre humour et fantaisie, imprégnés de cette espèce de nostalgie dont ses protagonistes peinent à se défaire. Bien sûr, la référence au Désert des Tartares de Dino Buzzatti vient immédiatement à l’esprit mais il souffle sur ces pages comme un grain de folie douce absente du classique italien. Dans ces lieux où tout est sujet aux illusions sonores ou visuelles, les hommes tentent de garder l’esprit clair et de ne pas perdre de vue l’objectif qui leur a été donné. Mais rien ne se passe jamais come prévu, nul ne se sent finalement bien à sa place et c’est ainsi comme un jeu de chaises musicales qui prend forme au fil des pages. Empli de tendresse pour ses personnages, Varela brille par la drôlerie des dialogues et des situations auxquels il les confronte et offre au lecteur de véritables moments de jubilation. Il serait cependant injuste de réduire ce roman à son côté drolatique tant Varela s’y emploie à faire entendre une petite musique nostalgique, voire mélancolique. Chacun des protagonistes s’interroge sur les raisons de sa présence à Roca Pelada et aucun ne se sent à sa place, ce qui donne lieu à des échanges de vêtements, voire d’uniformes ou de carrières. Varela ne cherche pas à faire rire à tout prix et cette volonté donne d’autant plus de force à ses excentricités.
Non content de nous apporter un dépaysement bienvenu en ces temps maussades, Eduardo Fernando Varela le fait avec une grâce poétique jamais mise en défaut et un humour auquel on ne résistera pas. Il confirme ici brillamment ce ton unique déjà à l’oeuvre dans son premier roman et on refermera ce Roca pelada le sourire aux lèvres et le cerveau perché sur les sommets, ivres d’oxygène comme la garnison du lieutenant Costa. Débuter 2023 avec un texte comme celui-ci ne peut qu’inciter à un certain optimisme, c’est dire le plaisir qu’il nous a procuré.
« – Vous aussi vous avez changé, lieutenant. Vous avez eu la chance d’être abandonné par une femme. Moi, pour ça, je vais devoir attendre encore longtemps, mais l’attente de ce qui n’arrivera jamais a quelque chose de sublime. »
Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry.
Yann.
Roca pelada, Eduardo Fernando Varela, Métailié, 346 p. , 22€50.
Ping :La Casse, Eugenia Almeida (Métailié Noir) - Yann - Aire(s) Libre(s)