L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
L’été circulaire, Marion Brunet (Albin Michel / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)
L’été circulaire, Marion Brunet (Albin Michel / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)

L’été circulaire, Marion Brunet (Albin Michel / LGF) – Seb – Aire(s) Noire(s)

« Sa culotte mauve, accrochée à une de ses chevilles, se balance en cadence contre les fesses de Manuel et ce détail lui donne envie de pleurer. Elle parvient à reposer une jambe au sol, comme un fil qui la relierait au monde. Pour le reste, son dos cogne contre le mur, mais ce n’est pas si douloureux -des mouvements qui imposent le rythme, inclinent son corps sous le désir de l’autre. Elle sent les effluves de sueur familière, et l’urgence du désarroi- qu’elle ne sait pas nommer-lui fait fermer les yeux. Séverine se repasse en boucle les mots servis à Charlotte : elle aime sa vie, elle n’en changerait pour rien au monde, et avec Manuel, c’est aussi animé qu’au début. »

L’histoire. C’est l’été dans ce village du sud. Un coin où il n’y a pas grand-chose à faire. Jo et Céline sont frangines et même si elles s’insultent souvent elles sont très complices. Mais le réel est bousculé lorsque la famille s’aperçoit que Céline, l’aînée, est enceinte, à seize ans. Devant son refus de livrer le nom du géniteur, son père, un maçon rustaud et violent, perd pied et bascule dans ses pires travers sous le regard impuissant de son épouse.

248 pages, simplement 248 pages pour dresser avec brio le tableau d’une famille moyenne, on pourrait dire la famille type, un couple -homme/femme- et deux enfants. Installés dans une petite ville, au fond d’un lotissement, le mari maçon et la femme qui s’épuise dans un boulot mal payé mais indispensable à la société. Les fins de mois ric-rac, la routine qui gagne un peu plus à chaque année qui fuit. 248 pages pour dire l’enfance et l’adolescence avec justesse, pour taper dans le mille, pour taper dans le mille plusieurs fois par chapitre. 248 pages pour faire entrer les hommes dans le monde des femmes, les garçons dans le monde des filles, les adultes dans le monde des adolescents, et aussi et c’est terrible, pour dire aux jeunes ce qui les attend s’ils ne prennent garde.

Marion Brunet tape fort, et elle ne s’excuse pas, et elle a raison. Elle envoie ses phrases choc comme ces gamins faméliques jetaient des pierres lors de la première intifada, avec rage. On prend tout dans la tronche, l’insouciance de Céline qui restaure notre propre adolescence, la complicité avec sa sœur Jo qui ravive certainement pas mal de souvenirs chez les frangins-frangines.

La construction est limpide et implacable avec cette forme d’épanadiplose narrative qui achève de nous épater. Les rouages se mettent en place, les chapitres s’imbriquent sans le moindre grain de sable avec des passages qui frôlent la perfection, mêlant la belle langue et la rusticité de quelques formules : « Jo observait sa sœur floutée par la vitesse : un an de plus, un crâne de piaf, un port de reine. Seize ans à s’agiter dans le monde, effleurer le vide, éclore sans apprendre. Devenir encore plus jolie que l’année d’avant, et un peu plus conne. C’est drôle que, des deux, ce soit Céline l’aînée. Johanna n’est pas particulièrement raisonnable, mais elle porte un peu de cette lassitude désespérée qui fait parfois office de maturité, même à quinze ans. »

Ça, c’est un aperçu de ce que la dame sait faire. Dans le genre du Noir, c’est assez rare pour être signalé. On est loin de certains bouquins qui croulent sous les dithyrambes gratuits qui n’ont pas d’autre but que concourir dans la surenchère superlative.

Je veux dire que là, on tient une plume, une langue et une façon de l’utiliser qui fait s’ouvrir nos chakras encrassés. On tient un regard sur la société.

Ce roman, si dur soit-il, je l’ai ressenti comme un cri d’amour à cette période si faste et si difficile, parfois, qu’est l’adolescence. Rien n’est occulté, les bons moments, les moins bons, les carrément mauvais. L’auteure parvient à ouvrir avec douceur la porte du temps qui passe et à nous faire entrevoir ce moment de la vie si fugace mais dense, celui où une belle et fondamentale période agonise et laisse la place à quelque chose qui n’est pas vraiment matérialisé, mais qui attire malgré tout. Cet écartèlement du cœur, Marion Brunet l’installe dans le nôtre, elle convoque notre mémoire. Au moment où on s’y attend le moins, elle nous transperce avec une phrase qui sent la cordite : « Les gens aiment pas qu’on sorte des cases, ça leur rappelle qu’ils sont dedans. »

Photo : Christophe Laurent / Corse Matin.

Enfin, les adultes ne sont pas en reste. Elle nous les présente un à un, dans leurs mensonges, leurs désillusions, leurs rêves avortés gisant sur le bord du chemin. Elle tend un miroir, et la tentation de détourner les yeux est grande. L’habitude sans doute. Sa faculté à faire vivre des scènes du quotidien est bluffante, quand vous lirez par exemple, le passage de l’apéro entre le couple Manuel-Séverine et le couple Patrick-Valérie, vous comprendrez. L’apéro justement. Elle en parle bien aussi, de ce fléau, cette béquille pour temps difficiles, l’alcool, qui mine les esprits, les couples et les familles, la société tout entière. Dans ce roman, l’alcool est partout et c’est peut-être le seul point que les enfants et les parents ont en commun.

Un seul petit reproche : toute la narration est focalisée sur les personnages, on a l’impression d’une caméra à l’épaule, et ça c’est bien ; mais cette volonté narrative a de fait éteint les paysages et la nature qui sont absents de l’histoire, ça m’a manqué ; mais tout le reste est de si formidable facture que c’est pardonné.

En lisant ce roman brûlant, une phrase de Tocqueville m’est revenue : Dans une démocratie, chaque génération est un peuple nouveau.  

Seb.

L’Été circulaire, Marion Brunet, Albin Michel / LGF, 256 p. , 7€40.

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