« 5h12 au cadran. La Camaro fonça sur l’avenue vide, grilla deux feux et atteignit le quartier historique de la Candelaria. Il n’y traînait que des ombres défaites sur les pavés à cette heure, quelques rebus des barrios épuisés par la nuit qui erraient en fouillant les poubelles, dans l’espoir de trouver un touriste éméché à détrousser, et qui disparaissaient avec le jour comme des vampires en solde. »
Je n’en suis pas à mon premier Caryl Ferey, même si j’y suis venu tardivement. J’avais commencé avec Condor et ça m’avait ébloui. Ensuite je m’étais enfilé Haka avec presque autant de bonheur. Avec ce Paz, il m’est arrivé une chose curieuse. Deux jours après avoir fini sa lecture, j’ai passé une nuit entière dans les couvertures oniriques de ce roman. Toute la nuit je me suis trouvé là-bas, en Colombie, dans le Narinò et toutes ces provinces recouvertes de forêt. Ça sentait l’humidité, la décomposition et la cordite. Ça sentait le calme avant la tempête et l’odeur si particulière et répandue de la corruption. Je me réveillais, je me rendormais aussi sec et je retombais dans le même rêve, je croisais Lautaro Bagader, le flic d’élite, Diana Duzan, la journaliste, Saùl Bagader, le patriarche influent. Je me réveillais, je me rendormais et j’y retournais, dans le Bronx, parmi les misérables, ou dans les montanitas, ces coins reculés où la seule loi qui s’exerce est celle du plus fort et du moins empathique. Je n’ai fait que cela durant ces huit heures de « sommeil », des aller-retours de ma réalité à l’univers dépeint par Caryl Ferey. Je vous en cause parce que c’est la première fois que ça me fait ça. Et ce n’est pas l’extrême violence qui irrigue les pages qui a produit cette réaction, en matière de littérature j’en ai vu d’autres, et je ne parle même pas du cinéma.
Après réflexion, je me dis que ça vient peut-être du côté exotique et immersif de cette lecture, la Colombie, c’est quelque chose. On sait que l’auteur aime bien se rendre sur place pour sentir les choses, apprendre, s’imprégner. Ce qu’il a fait de tout cela explose dans les chapitres, les personnages sont crédibles, dans leurs forces ainsi que dans leurs faiblesses, ils ne sont pas manichéens (mis à part deux ou trois chefs de cartels et une poignée de sicarios), et le tableau dressé de la Colombie est passionnant et…effrayant. Chaque jour je me demandais comment cette population réussissait à vivre avec autant de menaces au-dessus de la tête, avec ce danger endémique, cette violence banalisée à chaque coin de rue.
Je trouve que l’une des réussites de ce roman c’est l’atmosphère qui est retranscrite, même si on n’a jamais mis un orteil là-bas on pressent que c’est crédible, et même que c’est exactement ça. La description sociale et sociétale est un morceau de bravoure à elle seule. On voit nettement les différentes classes, celles qui rament, qui rampent, celles qui surfent sur le pouvoir et les bonnes affaires, vivant dans des quartiers bien cloisonnés quoi que parfois mitoyens. La Colombie c’est un des paradis de la sécurité privée. Toute personne suffisamment fortunée n’hésite pas à se payer les services de vigiles et gardes du corps pour continuer à vivre dans cette illusion de paradis que l’argent leur fabrique.
Mais le grand sujet abordé c’est celui de la corruption et de la politique, l’un n’allant jamais sans l’autre. La corruption et la politique c’est un peu le même mystère que l’œuf et la poule.
Sur ce plan-là, Caryl Ferey excelle, on se régale de les voir à l’œuvre, les rats de ministères, les huiles de l’armée, les petits marquis de province, les soutiers de la police. Cet état des lieux glauque instaure en nous un sentiment d’oppression et une forme de désespoir. Quand on lit Paz, on comprend comment ce pays en est arrivé là où il est, et on comprend aussi son histoire sanglante. Qu’un polar réussisse cela c’est déjà pas si courant, saluons donc la performance.
J’ai aimé aussi le travail effectué sur les relations familiales, c’est rassurant de se dire que même chez les puissants le pourrissement fait son office, que les non-dits corrodent l’amour, que les mensonges altèrent les sentiments, que la famille est une Venise qui s’enfonce doucement sous le poids des secrets et du ressentiment.
Chez Ferey on n’a jamais de fin heureuse, la tragédie est en embuscade, en uniforme de FARC tapi dans la jungle.
L’écriture est toujours aussi fulgurante, elle apporte son lot d’images comme la marée dépose son bois flotté.
« L’aurore pointait au large de playa blanca, absorbant les astres. Angel marcha pieds nus sur le sable frais, son chien comme un poisson-pilote le long du rivage, frappé par la mort qui cette nuit encore n’avait pas voulu de lui… »
« Un arc-en-ciel se nicha dans le ciel noir de fin du monde ; la pluie faisait des balles traçantes dans les rayons du soleil, à l’unisson. »
Je suis sûr que tu l’as dans la tête l’image, la balle traçante, les couleurs, la voute obscure du ciel. Je ne t’ai pas raconté l’histoire, pas besoin. Tu découvriras, comme on avance dans la jungle à coups de machette.
Seb.
Paz, Caryl Ferey, Gallimard / Série Noire et Folio Policier, 608 p. , 9€90.
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Un auteur incontournable 🤩❤️🙏