« Sous les fûtaies, sur l’épaisse couche de feuilles pourrissantes, il y avait par endroits les reliquats de la chute de neige de la semaine précédente. Des brumes stagnaient dans les creux, sur les bauges à sangliers et les ruisseaux bordés de glace. L’atmosphère était humide et, à cause de l’orientation du vent qui bruissait dans les ramures nues, on n’entendait plus du tout les moteurs des véhicules rares qui filaient sur la route nationale, à deux ou trois kilomètres de là. »
L’histoire. Martin Terrier est un homme qui vit de sa gâchette comme l’écrivain vit de sa plume. Il tue des gens pour de l’argent. Après dix ans à remplir des contrats pour le compte d’une organisation très puissante, il décide de se ranger des voitures et de se poser chez lui avec sa chérie qui l’attend. Mais on ne quitte pas comme ça une agence qui a toujours besoin de liquider des personnes gênantes, et puis Martin Terrier sait beaucoup de choses.
Jean-Patrick Manchette. Le romancier qui tire des flèches dans le centre de la cible, jamais il n’en gaspille une. Par flèche j’entends « phrase ». Il me fait l’effet d’un artisan penché à son poste de travail, à affûter sa phrase, la polir, raboter ici, modifier là ; faire sonner et puis remanier encore, réduire à la cuisson. Ça donne de purs chef-d ’œuvres tels que l’incipit. Huit lignes, trois phrases, la perfection. Un paragraphe où tout est à sa place, la moindre virgule, les parenthèses, chaque mot longuement choisi et les images qui en naissent.
Puisqu’il décoche des flèches, ses romans sont tendus comme des arcs. Celui-ci ne fait pas exception. Il est le dernier publié de son vivant. Comme un signe annonciateur, il cumule toute la maîtrise de l’auteur, avec ses phrases ramassées, nettes et simples, allant droit au but sans toutefois s’exempter de faire naître des images très fortes (se référer à l’exergue de cette chronique). Nous sommes en pleine référence au bon vieux hard-boiled, celui qui a tout inventé. Hammett aurait sûrement apprécié cette écriture limpide et agressive, peu démonstrative et précise comme un horloger.
Pas de gras, donc. Mais il y a malgré tout à becqueter, suffisamment pour se régaler. La structure du roman est volontairement répétitive, c’est le squelette souple et invisible de ce livre. Quelle répétition ? Celle du métier de Martin Terrier, tueur professionnel. Une répétition mortelle à mettre en corrélation avec celle de l’ouvrier travaillant à la chaîne, activité elle aussi mortelle, mais pour celui qui la pratique. L’aliénation est donc dénoncée dans ces pages, même si ce n’est pas frontal. On notera l’ironie puisque l’auteur, bête de somme de l’écriture, passe son temps sur la machine à écrire, mais si le geste est toujours le même, le résultat est toujours différent.
Martin Terrier, c’est un personnage attachant. Parce qu’il n’est pas parfait. On peut affirmer qu’il n’est pas très fûté, qu’il met du temps à piger, c’est un névrosé qui vit en permanence avec la mort, ce genre de compagnie laisse forcément des traces. C’est un trait qui m’a fait le comparer à Ben Shockley, le personnage incarné par Clint Eastwood dans le très tonique film policier L’épreuve de force, en 1977 si ma mémoire est bonne. Les deux se ressemblent : durs au mal, fidèles, dotés de principes, trahis souvent, naïfs et pas de la première bourre au niveau du raisonnement.
Donc on meurt beaucoup dans ce roman qui sent la cordite. On meurt et on voyage pas mal. On dort peu, on picole, on s’inquiète, on fume, on rumine et on regarde sans cesse dans son dos. On n’a pas beaucoup le temps d’aimer.
Ce roman, l’ultime donc de Manchette, est un testament littéraire. Des choix sont faits. Comme il l’a dit « Le polar est un genre moral. Le polar est la grande littérature morale de notre époque », on pourrait ajouter « qui, elle, en manque singulièrement ».
Dans son œuvre, (dix romans en dix ans), Manchette place le style et l’écriture avant les éventuels messages, les velléités de lutte des classes. Il souhaite éveiller les consciences, mais il veut le faire avec la meilleure écriture possible, et pour cela, à force de travail, il parvient à tirer le meilleur de Flaubert, Horace Mc Coy et Hammett.
Allongez-vous avec le tireur couché, le coup va partir.
Manchette me manque.
Seb.
La Position du tireur couché, Jean-Patrick Manchette, Folio Policier, 210 p. , 7€80.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
J’aime beaucoup cet auteur