« Voilà ce qui faisait battre le coeur de l’Amérique : non le sens civique, non l’amour de son pays ou de ses semblables, non le respect de la Constitution … mais la peur. »
Aujourd’hui plus que jamais il faut compter sur la SF pour éclairer notre présent plutôt que notre futur. Nombre d’idées nées dans les cerveaux fertiles des années 60 et 70 sont devenues des réalités et l’état du monde actuel n’a sous certains aspects rien à envier aux sociétés imaginées par des auteurs comme John Brunner ou Norman Spinrad. Pour la jeune garde (Robert Jackson Bennett est né en 1984), notre époque et ses paradigmes sont du pain bénit, nul besoin d’aller torturer son imagination pour en faire émerger le plus sombre des récits.
À cet égard, Vigilance ne fait pas les choses à moitié malgré sa relative brièveté (à peine 160 pages). Inspiré à son auteur par les tueries de masse qui secouent régulièrement l’actualité de son pays, les États-Unis, le roman constitue un véritable électrochoc tant ce qui y est mis en scène suinte la violence d’une société malade de ses armes.
Trois tireurs armés jusqu’aux dents lâchés dans un « environnement » public aléatoire déterminé. Un but : abattre le plus de personnes possible. Une promesse : un énorme paquet de fric pour celui qui quitte les lieux indemne. Si l’une des « cibles » met hors d’état de nuire l’un des tireurs et survit, une part du pactole lui échoit. (4ème de couverture).
Le concept est simple, né du cerveau pervers d’un producteur télé devenu riche et célèbre grâce à l’émission Vigilance qui fascine des millions d’américains à chaque diffusion. Basé sur le double constat que plus la population a peur plus elle est armée (et inversement), le principe de l’émission est basique mais s’appuie sur les nouvelles technologies qui en démultiplient l’audience et s’attachent à rendre chaque téléspectateur incapable d’en détourner les yeux. Les outils statistiques ultra élaborés et les IA mises en oeuvre font de l’émission une expérience grandeur nature au sein de laquelle les publicitaires ciblent leur public avec une efficacité nouvelle, un terrain de jeu unique où leur cynisme et leur intarissable soif d’argent sont seuls maîtres.
Si le postulat de départ rappellera sans doute aux plus anciens le film Le Prix du danger réalisé par Yves Boisset en 1983 (un jeu télévisé offre une forte somme d’argent à toute personne qui parviendra saine et sauve à la fin de la partie, alors qu’elle est poursuivie par plusieurs tueurs), Robert Jackson Bennett ne se contente pas de dénoncer la société du spectacle qui était la cible première de Boisset. Conscient des faiblesses de son pays et de l’échec manifeste du deuxième amendement de sa Constitution, il parvient par le biais de cette émission à mettre en lumière le paradoxe d’une société qui s’arme pour se protéger et donne naissance à des individus qui, grâce à ces mêmes armes, se retournent contre elle. Mais, aussi féroce soit-elle, la charge ne s’arrête pas là et Bennett parvient à instiller dans ces quelques poignées de pages une réflexion sur le racisme encore quasi institutionnel qui règne dans son pays ou sur le pouvoir presque sans limites dont dispose une minorité capable de manipuler les masses. Les publicitaires sans vergogne et les algorithmes sur lesquels ils s’appuient sont clairement montrés du doigt en même temps que le voyeurisme et la soif de sensationnalisme inhérents à une grande partie de la population.
Brutal dans ce qu’il décrit, corrosif dans ce qu’il dénonce, Vigilance est un texte aussi court que puissant, une charge sans appel contre une société qui semble n’avoir jamais réussi à dépasser ses craintes et ses dissensions. Oui, c’est bien de science-fiction qu’il s’agit mais rarement la démarcation entre notre monde et celui ici décrit n’aura été aussi mince. Effrayant tableau que celui d’une société qui refuse de se remettre en question et choisit de faire un spectacle à partir de ce qui s’apparente à une forme de suicide collectif. Les dernières pages, au risque de déstabiliser le lecteur, ouvrent l’intrigue sur de nouveaux enjeux sociopolitiques internationaux et les risques inhérents à l’utilisation à marche forcée des IA devenues partie intégrante d’un monde qui semble avoir perdu tout sens commun.
« Comme c’est facile de nous faire nous détruire, en Amérique, songe-t-elle, il suffit d’en faire un spectacle. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet.
Yann.
Vigilance, Robert Jackson Bennett, Le Bélial, 164 p. , 10€90.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
Merci pour cet avis 🙏👍
Merci de nous lire !
J’ai adoré ce livre, mais il est vraiment glaçant. C’est tellement réaliste! Il ne manque pas grand chose pour que la bascule dans le monde de Bennett se fasse.
Et quelle capacité à construire un récit précis, prenant, puissant, plein de détails et d’idées en si peu de page.
Un grand livre.
Oui, le plus glaçant dans tout ça, effectivement, c’est qu’on est très très près de notre triste réalité. Mais sacré livre, merci pour ton retour ! Yann.