L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
L’île, Robert Merle (Folio / Gallimard) – Seb
L’île, Robert Merle (Folio / Gallimard) – Seb

L’île, Robert Merle (Folio / Gallimard) – Seb

« À voir ce ciel vide, cette mer morte, ces couleurs blafardes, on avait l’impression d’avoir pénétré par mégarde dans une planète pétrifiée qui ne lâcherait plus sa proie. Un soleil torride pâlissait les voiles, liquéfiait le goudron entre les joints. Bien qu’on les arrosât à grands seaux deux fois par jour, les bordées au-dessus de la flottaison commençaient à s’ouvrir. Les matelots durent mettre des chiffons à leurs pieds tant le pont était brûlant.

La provision d’eau douce diminuait et Mason rationna les vivres. Mais on fut quand même obligé de sacrifier le taureau, et quelques jours plus tard, la génisse. Puis on mangea la chèvre et son bouc, les cochons sauvages, le couple de chiens, et il n’y eut plus rien de vivant à bord que les hommes. »

L’histoire. Fin du 18è siècle, sur le Blossom, navire de la flotte Britannique, quelque part dans l’océan Pacifique. À cause du commandement tyrannique du capitaine Burt, le second, le capitaine Mason prend la direction du Blossom et de la mutinerie. Son idée ? Faire halte à Tahiti, déposer ceux qui ne veulent pas le suivre, embarquer des volontaires autochtones et se dégoter une île déserte pour y vivre jusqu’à la fin de ses jours. 

Ce matin, il est minuit et quatorze minutes. La nuit est plus dense que l’eau des profondeurs. Ma lampe de chevet me fait l’effet d’un sémaphore rassurant. Je m’extrais de cette île avec regret, je suis parvenu à son terme et mon cœur bat encore un peu trop fort. J’ai refermé l’ouvrage, je l’incline pour regarder sa tranche, je contemple l’épaisseur du volume et par là même, le chemin parcouru. 698 pages. Fantastiques de la première à la dernière. Pas une minute d’ennui, des questions par dizaines, des vagues d’émotions, de l’indignation, de la haine, de la colère, de la joie et de l’amitié, l’émerveillement, l’angoisse, le calme et la quiétude typique de la torpeur des îles du Pacifique, la frénésie du stress, je serai passé par toutes les cases possibles des états de l’être humain qui lit.

Déjà ils me manquent. Adamo, Mehani, Ivoa et Omaata, Ropati et Ouili, ce sale rat de Smudge, ce grand escogriffe de Mac Leod, le géant idiot Hunt, le métis White, toutes et tous me manquent. La dernière fois qu’un livre m’avait laissé dans cet état de semi-déprime, déprime créée par le manque, les adieux, c’était avec Ça, du Maître. Et c’était en 1992, tu vois, ça date (non, par le président égyptien assassiné, t’es con !) Je m’étais tellement attaché à la bande des Losers, aux friches, à Derry, que le grand vide qui a éclaté au claquement étouffé du roman que je refermais m’avait plongé dans le plus grand désarroi. Oh, bien sûr, il y en eut d’autres ensuite, mais pas avec la même intensité. Je me souviens de Georges et Lennie, Gus et Abel, du gamin des Cœurs déchiquetés d’Hervé Le Corre, de Cole et Rawlins dans De si jolis chevaux, de Mc Nulty et Cole dans Des jours sans fin, du Owen Meany de John Irving, de la famille Viahle de Claude Michelet, du gamin de Il restera la poussière, de l’inspecteur Sunderson, du père et du fils de La route, forcément ; Jean Valjean-monsieur Madeleine, je ne vais pas te faire la liste complète, je crois que tu as pigé.   

Quel roman mes amis ! Quel roman ! Monsieur Robert Merle est un très grand écrivain, un analyste de la société, un très fin connaisseur des âmes et un observateur pointu des turpitudes de ses semblables. Même si ce roman, L’île, a été écrit bien avant Le fléau, de Stephen King, j’y retrouve une partie de ce qui fait le grand intérêt du Fléau, c’est à dire comment s’organise un embryon de société, comment émergent les leaders, de quelle manière les rapports de force s’exercent, de quelle façon se nouent les alliances à géométrie variable, comment le bien commun peut disparaître sous l’intérêt individuel. Ce roman possède un côté désespérant car il me dit « les humains sont d’indécrottables connards égoïstes ».

Ce roman vaste dispose de multiples couches, et c’est impressionnant de constater la maîtrise de son sujet qu’a l’auteur. Il nous parle de la terre, son importance, de la guerre, parfois inévitable, et du pacifisme qui trouve ses limites dans la noirceur de l’âme humaine. Il nous parle de l’incompréhension entre différentes cultures, qui découle du jugement porté trop vite, sans réflexion, et surtout sans altérité. Il nous parle aussi de l’orgueil, le plus grand assassin de l’histoire de l’humanité, l’hubris. Robert Merle noue une tresse avec l’Histoire, l’histoire et la fiction pour mieux nous tendre un miroir, sans concession, abrupt, impitoyable. Mais ne vous trompez pas, ce roman est avant tout un roman sur l’amitié, la bonté et la bienveillance, l’amour inconditionnel des âmes qui se sont trouvées. C’est la tentative de vivre en harmonie avec la nature, si généreuse, si forte.

Étant donné que l’histoire se déroule à la fin du 18ème siècle, la question du colonialisme est finement abordée, c’est un fil rouge épais, intimement lié à un racisme latent et permanent. Robert Merle ne juge jamais, mais ce roman publié par Gallimard en 1962 résonne en pleine fin de la guerre d’Algérie. Robert Merle ne juge pas donc, il se contente de raconter. Et quelle narration ! L’écriture fluide et superbe nous emporte comme un fleuve fait glisser une barque, les descriptions sont fabuleuses, on tourne les pages dans une sorte de frénésie, de boulimie féconde, on relit des passages pour le plaisir, et je sais pourquoi, tout du moins en partie : la documentation. Robert Merle, je ne sais s’il n’a jamais navigué, même si je suis sûr qu’il n’a pas navigué pour le roi des Britanniques vers la fin 1700, quelque part dans l’océan pacifique. Mais il a navigué dans les bibliothèques, il a sondé les profondeurs et les hauts fonds, il a compilé suffisamment de matière pour que son histoire ne souffre d’aucune faiblesse, du genre de celle qui te fait sortir du récit, c’est superbement fait. Sa connaissance des coutumes tahitiennes, la langue, « l’étiquette », équivalent du protocole chez nous, c’est du sacré bon boulot.

Photo : D.R.

Robert Merle a fait la guerre mondiale, la seconde (je dis seconde pour éviter qu’il n’y en ait une autre), il en a tiré un grand roman, son premier, Week-end à Zuydcoote, prix Goncourt 1949 s’il vous plait. Peut-être as-tu vu l’adaptation fameuse d’Henri Verneuil au cinéma sous le titre éponyme. (Henri Verneuil, comme Robert Merle, un grand oublié de son art, et c’est injuste). Il faut de toute urgence sortir Robert Merle des oubliettes où le temps l’a claquemuré. C’est étrange cet oubli, c’est un des plus grands, pourtant.

Ceci n’est pas une chronique, c’est un cri du cœur. Si vous avez un ado qui n’est pas très lecture, mettez-lui cet ouvrage entre les mains, parlez lui de roman d’aventure, dites-lui que l’histoire prend sa source sur les faits réels des révoltés du Bounty (le truc de l’origine réelle est toujours un argument qui porte), ensuite, laissez faire le livre, il fera ce qu’il faut, sa magie opèrera, j’en suis presque certain. S’il le faut, appâtez en lisant le premier chapitre à voix haute, pourquoi pas.

J’ai été bien inspiré quand, dans cette ressourcerie que je fréquente et qui possède un beau rayon livres, j’ai dégoté ce roman en format poche, 50 centimes d’euros, tu te rends compte, le voyage le plus lointain et le moins cher de toute ma vie. Il n’y a pas à dire, l’instinct c’est quelque chose. Dès que j’ai mis la main dessus, j’ai aimé ce livre, parce que je connaissais Robert Merle à cause du film Malevil, sans doute. C’était en début d’année je crois, et plusieurs fois je suis passé dans la bibliothèque pour le feuilleter, le sentir, apprécier son épaisseur, écouter ce bruit incomparable que font les feuilles quand on les fait frémir du pouce. Oui, j’ai été bien inspiré de fouiner, il faut toujours fouiner, la vie appartient aux fouineurs, aux curieux et aux humanistes.

Je te supplie, toi qui me lis, là, maintenant, ne rate pas ce roman immense. L’auteur va finir de te saper les nerfs dans un final ahurissant de tension, 20 pages stupéfiantes de réalisme. Tu vas trembler jusqu’à la dernière ligne, et ça, c’est balèze.

Seb.

L’Île, Robert Merle, Folio, 698 p. , 10€90.

0 commentaire

  1. Bonjour Sébastien,
    Un beau plaidoyer, je suis convaincue ! Ceci dit j’avoue qu’il m’en fallait peu, ayant été une grande lectrice de Merle à l’adolescence justement (:)) : La mort est mon métier, Malevil, Un animal doué de raison, Week-end…. Je me demande d’ailleurs comment ce titre a pu passer au travers de ma période « merlesque » !
    Merci pour ce chouette moment matinal.. bonne journée.

    1. sebastienvidal19

      Bonjour Ingannmic, je constate que j’ai à faire à une spécialiste du Monsieur. Je sais que vous ne serez pas déçue car ce roman est aussi vaste que le monde. Et il y a de vrais personnages dedans, pas comme dans certains romans où on ne ressent pas grand chose pour les personnages, alors que les personnages, c’est la pierre angulaire d’un roman. Bon voyage dans le Pacifique, et merci pour la visite.

  2. Cicouic

    Bonsoir,
    effectivement je suis d’accord il faut lire tout Robert Merle. Je pensais que c’était un romancier pour vieux con mais peut-être me goure-je ?
    En tout cas, sa série historique « Fortune de France » m’a laissé sur le cul à l’adolescence. Je n’ai jamais voulu y retourner de peur de perdre cette magie de la première fois mais si, à tout hasard, vous vous y plongez, n’hésitez pas à en faire une chronique, ça fera ma journée…

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