L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Nos petits classiques – Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain (Tristram) – Seb
Nos petits classiques – Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain (Tristram) – Seb

Nos petits classiques – Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain (Tristram) – Seb

« Quand je suis arrivé là-bas, tout était silencieux, comme un dimanche, il faisait très chaud et le soleil brillait – les ouvriers étaient partis aux champs ; et puis y avait dans l’air ce genre de bourdonnement sourd d’insectes et de mouches qui fait qu’on se sent tout seul et comme si tout le monde était mort et avait disparu ; et si une brise se met à souffler et fait trembler les feuilles, on se sent mélancolique, parce qu’on a l’impression que ce sont les esprits qui chuchotent – des esprits qui sont morts depuis tellement longtemps – et on a toujours l’impression qu’ils parlent de nous. Le plus souvent, on aurait plutôt envie d’être mort, d’ailleurs, et qu’on en parle plus. »

Tu as vu ? C’est quelque chose Mark Twain au travail, hein. À peut près tout le monde connait ses deux héros les plus populaires, Huckleberry Finn et Tom Sawyer. Et si tu veux mon avis, c’est pas volé.

Comme  dit Huck en propos liminaire de ce livre : Vous savez rien de moi si vous avez pas lu un livre qui s’appelle Les aventures de Tom Sawyer, mais ça mange pas de pain. Et il dit autre chose, que si c’est monsieur Mark Twain qui a écrit ce premier ouvrage, c’est bien Huck le vagabond qui a écrit celui-ci. Il y a une phrase extrêmement importante qui figure en préambule, à l’envers de la couverture, elle dit ceci « Si j’avais su quel travail c’était d’écrire un livre, je m’y serais pas mis et je le ferai plus jamais. »  Ainsi, dès le départ, Mark Twain est à la manœuvre, il se démène pour te faire croire que c’est bien Huck qui l’a écrit.

Et il faut reconnaître qu’on marche tout de suite. On marche tout de suite parce que c’est sublimement fait. Dans ce récit, on a l’impression que Mark Twain s’est fondu, quelques temps, dans le corps de son petit chenapan de Huck, qu’il a investi sa tête, qu’il le laisse parler, penser, et que, bien installé dans un recoin de son crâne, il note tout cela.

Des élisions aux expressions typiques, il nous offre à voir ce qu’étaient les Etats-Unis d’Amérique en ce milieu du dix-neuvième siècle à travers les yeux de ce gamin qui n’a pas été gâté par la vie. C’est enlevé, c’est pittoresque, c’est historique. 

Avec ce roman donc, Huck raconte ses aventures, un gamin orphelin de mère et plus ou moins sans père. Une sorte d’électron libre. Un gamin menacé de voir sa liberté se restreindre, un gamin pas vraiment fan de l’école et des habits neufs qui sentent bon. Alors Huck va se faire la malle, en empruntant le Grand Fleuve, et c’est là que ça démarre. Enfants, nous avons tous vécu l’ivresse de journées livrées au pouvoir du grand hasard (en tout cas je te le souhaite), des journées fabuleuses de totale liberté, au grand air, avec la terre, l’eau et le ciel pour seules limites. Des moments suspendus, durant lesquels tout peut arriver, absolument tout. Les idées fusent, les rencontres deviennent possibles, la nature te rentre dans le chou, par les odeurs, par la vue, par le toucher, un raz de marée de sensations prêtes à te mettre cul par-dessus tête.

Ce livre, c’est le mythe de l’école buissonnière revisité, musclé, dopé à l’enfance. Ça sonne juste, ça tape juste, parce que c’est Huck qui cause et écrit comme il cause. C’est juste parfait. Parfois naïf dans ses commentaires, parfois très pertinent (comme peuvent l’être pas mal de gosses), il nous touche en plein cœur. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai frotté la lampe magique pour réveiller le génie et lui demander de m’envoyer avec Huck et Jim, sur la peau ourlée du Mississippi. Faut croire qu’imaginer qu’on frotte la lampe c’est moins efficace que frotter vraiment la lampe, parce que ça n’a pas marché. Mais ce n’est pas grave, j’avais toujours le livre, alors j’ai tourné les pages, et finalement c’était aussi bien parce que j’étais vraiment là-bas. 

Photo : D.R.

On cite souvent ce roman (et Les aventures de Tom Sawyer) comme le plus grand livre de la littérature américaine, en compagnie de Moby Dick et Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Je dis que c’est pas impossible. D’abord les personnages sont d’une précision, d’une humanité incroyable. Quand je dis humanité, je veux dire qu’ils apparaissent humains, avec leurs qualités et leurs défauts. Ce roman, c’est une photographie puissante, un instantané d’un pays en formation, tout bruissant de fureur et de folie, courant sur les vastes plaines comme un mustang sauvage et repoussant toujours plus la « frontière ».

Mais ce roman place aussi ce pays à la barre des accusés, parce qu’en filigrane, c’est aussi le récit de l’esclavage, du racisme et du suprémacisme blanc. C’est habilement fait, un soupçon là, dans une scène anodine, une pincée ici, dans un dialogue, un mot, une sentence lancée. Le propos est partout mais en nuances, et on l’oublie souvent jusqu’à ce qu’il nous cogne en pleine tête comme il a dû cogner tous ces noirs à cette époque.

Ce roman c’est l’histoire d’un pays encore juvénile contée par un de ses enfants les plus purs et c’est merveilleux.

Si tu n’as pas le mal de mer, si faire un peu de canot et de radeau ne t’embête pas, si dormir à la belle étoile te convient, alors tu peux t’embarquer.

Tu ne seras pas déçu.

Ah, j’oubliais, tu pourras noter, en lisant ce chef-d’œuvre, le formidable travail du traducteur, Bernard Hoepffner.

Seb.

Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain, Tristram, 442 p. , 9€50.

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