« Parler avec Astra de son passé, c’est un peu comme dérouler du fil barbelé : la conversation est bardée de pics et de noeuds. Selon Astra, sa résistance est due au fait qu’elle n’a jamais « lâché prise » ou vraiment « sondé ses problèmes » avec quelqu’un avant. »
Il n’est pas si loin le temps où je guettais fébrilement chaque nouveauté chez Gallmeister. En ouvrant son catalogue aux littératures autres que celles d’Amérique du Nord, Oliver Gallmeister a logiquement étoffé son programme de publications, noyant peu à peu les ouvrages susceptibles de m’intéresser dans une masse vers laquelle je me sens moins attiré. Ce choix, il faut également en prendre conscience, empêche l’éditeur d’accompagner chacune de ses parutions comme il devrait le faire. Je ne discuterai pas ici des défauts ou qualités de ces romans italiens, norvégiens ou autres pour la simple et bonne raison que je n’en ai, je crois, lu aucun. Ce préambule n’a donc pour seul but que de signifier que, chose impensable il y a trois ou quatre ans, certains textes récemment parus risquent de ne pas bénéficier de l’attention qu’ils mériteraient. C’est, vous l’aurez compris, le cas de ce premier roman de Cedar Bowers qui, outre cette concurrence au sein même de son propre catalogue, souffre d’une couverture particulièrement moche, susceptible de lui faire perdre quelques lecteurs potentiels.
Astra, donc … Premier roman de Cedar Bowers, dont la courte biographie nous apprend qu’elle est mariée à Michael Christie, auteur de l’impressionnant Lorsque le dernier arbre paru chez Albin Michel en 2021. Au-delà de l’anecdote, Astra mérite amplement que l’on se penche sur ses 300 et quelques pages et ne doit en aucun cas être considéré comme un roman écrit par « la femme de ».
Sa mère perd la vie en la mettant au monde et Astra grandit auprès de son père et de ses ami(e)s dans une ferme isolée de l’ouest canadien. Très souvent livrée à elle-même, l’enfant devient une adolescente puis une adulte dont les cicatrices mentales et physiques n’ont jamais complètement disparu. C’est son portrait que tente de dessiner Cedar Bowers, à travers les yeux de quelques-unes des personnes qui l’ont côtoyée à différents moments de sa vie.
L’exercice est délicat, d’autant plus que, depuis Dans la forêt, My absolute darling ou Betty (tous trois parus chez Gallmeister), le thème est porteur. Blessures, force, résilience, volonté, on se croirait dans un livre de Christophe André … Force est donc de reconnaître que j’abordais Astra avec la crainte de retrouver les mêmes travers que ceux constatés ici et là dans ce qui semble être devenu un phénomène de notre époque où le féminisme se décline à toutes les sauces y compris les plus indigestes. Mais c’était sans compter l’étonnante capacité de Cedar Bowers à ne pas céder à l’appel de la facilité. La dame, c’est le moins que l’on puisse dire, n’aime pas brosser dans le sens du poil et une des grandes forces de son roman est cette âpreté, cette rugosité omniprésente. On n’est pas chez Agnès Martin-Lugand, soyons clairs ! Ici, les mots font mal autant que les coups et, si tendresse il y a, elle se dissimule souvent sous quelques couches de méfiance ou d’incompréhension, sous une farouche volonté d’indépendance également.
« J’ai décidé de rester. Je veux être mon propre orage. Je veux être un ouragan.Je veux fouetter la surface de l’eau. Lever des vagues, même s’il ne les voit pas. Je veux le soleil. »
Si les narrateurs et les époques changent, une constante demeure, c’est cette fascination que provoque Astra chez celles et ceux qui croisent sa route ou partagent sa vie un moment, assortie d’un certain malaise suscité par son total désir d’indépendance. Façonnée par une enfance en dehors de tous les codes et normes habituels, Astra déroute systématiquement, bouscule, provoque incompréhension et inquiétudes, brise ou écarte qui se trouve entre elle et l’objet de sa volonté ou de son désir. Elle n’est pourtant pas inapte à l’amour ni à la tendresse mais ce ne sont pas les traits qui ressortent le plus chez elle.
En choisissant de décrire Astra par petites touches, à travers ce portrait éclaté, Cedar Bowers montre brillamment ce qui fait la complexité d’un être humain, ce qui nous façonne ainsi que la manière dont nous façonnons à notre tour celles et ceux qui nous côtoient. À cet égard, il convient d’ajouter que la romancière a su entourer Astra d’une galerie de personnages tout aussi convaincants, qu’il s’agisse de son père, de ses enfants ou d’une amie de sa mère, étonnants de justesse, chacun à sa juste place ici comme dans la vie d’Astra. Elle aborde également sans avoir l’air d’y toucher des thèmes aussi universels que la complexité des rapports humains, l’importance du regard des autres et les faiblesses auxquelles, même adultes, nous pouvons succomber.
« Nous ne sommes pas des grains de poussière. Nous ne sommes pas des putains d’astres dans le putain de cosmos. Nous sommes des vies humaines empilées sur les traumatismes et les tragédies d’autres vies humaines. »
Malheureusement passé plus ou moins inaperçu au sein de cette rentrée littéraire hivernale, Astra est une indéniable réussite qui mériterait de vivre un moment sur les tables des libraires. Il vient également confirmer le fait que, malgré nos pinailleries de début de chronique, il convient de garder un oeil vigilant sur les parutions de Gallmeister.
Yann.
Astra, Cedar Bowers, Gallmeister, 324 p. , 23€80.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
Un coup de pouce 👍 parce qu’il est un peu passé inaperçu
Et il mérite bien mieux ! Merci encore ! Yann.
Entièrement en accord avec tes propos sur la politique éditoriale de Gallmeister. J’ai quasiment lâcher prise, la mort dans l’âme . Très déçue même si la raison économique et (financière) sous-tend cette orientation
Il me semble plutôt qu’il faut continuer à guetter car, malgré les reproches éventuels que l’on peut faire à ses choix, Oliver Gallmeister garde un flair indéniable et quelques bouquins de ce début d’année sont encore très bons (Cedar Bowers mais aussi Jennifer Haigh, Peter Farris ou le prochain Kim Zupan pour ne citer qu’eux). À nous d’être vigilants ! Merci de nous suivre. Yann.
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