À l’heure où le grand auteur américain revient sur le devant de la scène, il nous a semblé intéressant de redessiner les contours d’une oeuvre unique à travers quatre de ses titres. Une double chronique, d’abord, pour Le Passager, dont on peut se réjouir qu’il rencontre un beau succès par chez nous, puis La Route, Méridien de sang et Un Enfant de Dieu, dans une remontée du temps qui nous fera prendre la mesure de la puissance de ses mots.
Le Passager (L’Olivier)
Je redécouvre qu’on ne peut pas vraiment lire un roman de Cormac McCarthy, on s’y abandonne.
C’est ce qui m’est arrivé et qu’il est dur ensuite de revenir à la réalité, de s’extraire de ces pages qui nous emmènent si loin.
Histoire d’un deuil impossible, d’une folie portant en elle le poids de l’histoire familiale et des États-Unis, d’une énigme venant du fond des eaux et poursuivant Bobby Western, notre héros solitaire et rescapé d’un amour impossible, ce texte riche de nombreux dialogues métaphysiques met en scène des personnages à la marge, oscillant dangereusement dans leurs vies incertaines et souvent sans espoir.
Un immense roman qui se mérite (j’ai repris ma lecture à son début au bout de 40 pages, me rendant compte que j’étais sur le point de décrocher) avant de nous faire basculer dans un monde littéraire qui subjugue au-delà de tout ce à quoi on aurait pu s’attendre.
Prévoyez quelques heures, quelques jours où vous aurez l’esprit tranquille, où vous pourrez vous y consacrer absolument parce que je prédis que plus rien ne comptera autour de vous avant d’avoir atteint ses magnifiques dernières lignes.
Aurélie.
Ce ne sera pas le livre le plus facile à chroniquer cette année, loin s’en faut. Il n’a d’ailleurs pas été non plus le plus facile à lire. Et pourtant … Comment expliquer en quelques lignes l’incroyable pouvoir de fascination que possède ce Passager ? Bien sûr, McCarthy est un des derniers géants. Bien sûr, on a attendu ce livre plus de quinze ans. Mais quelle étrange alchimie est-elle mise en oeuvre pour que l’on plonge ainsi dans les presque 540 pages de ce roman alors même que son auteur ne fait pas le moindre effort de séduction, ne cherche à aucun moment à caresser le lecteur dans le sens du poil ? Bien au contraire, on a eu plusieurs fois l’impression qu’il prenait plaisir à brouiller les pistes, à faire soudainement disparaître les possibilités narratives que l’on avait entraperçues. Doit-on en conclure que cette expérience littéraire relève d’une forme de masochisme, d’autopunition, voire d’autofrustration ? Doit -on crier au génie ou à l’arnaque ? Tentative de décryptage.
Cormac McCarthy a 90 ans, ça n’est un secret pour personne, on a même presque plus parlé de son âge que de son livre. Bon, ok, j’exagère un peu. Ceci dit, il y a à cela au moins deux bonnes raisons : la première est de signifier que l’homme risque fort de ne plus publier de son vivant. La seconde est que ce Passager sera très rapidement suivi d’un second volume, intitulé Stella Maris, créant ainsi un double événement que l’on aurait vite tendance à recevoir comme le bouquet final d’une oeuvre puissante et singulière.
« Le corps d’une jeune fille abandonné dans la neige, l’épave d’un avion échoué au fond des eaux, un homme en fuite. Autant d’images qui illuminent le nouveau roman de Cormac McCarthy. Des rues de La Nouvelle-Orléans aux plages d’Ibiza, son héros, Bobby Western, conjugue sa mélancolie à tous les temps. Cet homme d’action est aussi un mathématicien et un physicien, deux disciplines qu’il a abandonnées après la mort de sa soeur Alicia, disparue mystérieusement dix ans plus tôt. Hanté par la culpabilité, Western trouvera-t-il enfin le repos ? « (4ème de couverture).
Résumé ainsi, Le Passager pourrait se contenter de n’être qu’un roman noir de plus. Cette épave au fond de l’océan, ce corps présumé disparu en même temps que la boîte noire de l’appareil, ces hommes qui suivent et interrogent Bobby Western, autant d’éléments intrigants, suffisamment mystérieux pour que le lecteur happe goulûment l’hameçon dès les premières pages. Mais, vous l’aurez compris, Cormac McCarthy n’entend pas en rester là et se refuse à dérouler une intrigue plus ou moins convenue à grands renforts de révélations fracassantes ou de rebondissements plus ou moins prévisibles.
Essentiellement construit autour de longues conversations entre Western et ses collègues ou ami(e)s, Le Passager n’est pas pour autant un roman bavard mais certains de ses dialogues semblent obscurcir le propos au lieu de l’éclairer. Et le lecteur dérouté voit peu à peu s’éloigner toute possibilité de comprendre ce qui s’est réellement joué dans cet avion. McCarthy ne se sert d’ailleurs de cette trame initiale que comme d’un tremplin vers un ailleurs qu’il est le seul à concevoir, il est le maître du jeu et on l’imagine facilement jubiler devant les chausse-trappes qui jalonnent son roman. Si l’on y ajoute les plongées récurrentes dans les souvenirs d’Alicia et ses conversations hallucinées, on a vite fait de sentir nos certitudes se dissoudre au fil des pages. Il y a deux façons possibles de réagir à cette façon de faire. Soit considérer que l’auteur, qui n’a depuis longtemps plus rien à prouver, nous prend un peu pour des c… et ne se fatigue pas à mener son intrigue à terme. Soit, et c’est ainsi que je vois les choses, se dire que McCarthy compte sur l’intelligence, la capacité d’intuition de son lectorat et espère, en lâchant quelques éléments ici et là, que chacun(e) parviendra à créer sa propre interprétation du texte, ce qui, on l’avouera, constituerait une belle marque de respect envers lectrices et lecteurs.
« La vérité du monde constitue une vision si terrifiante qu’elle fait pâlir les prophéties du plus lugubre des augures que la Terre ait jamais portés. Une fois qu’on l’a admis, l’idée que tout cela sera un jour réduit en poussière et éparpillé dans le néant devient moins une prophétie qu’une promesse. »
Ce qui nous étreint par contre à la lecture du Passager et qui ne laisse pas place au moindre doute, c’est la sensation de tenir entre nos mains un texte à la beauté crépusculaire, des pages nimbées d’une mélancolie aigüe, comme un essai sur la difficulté de vivre et, plus encore, la douleur de survivre après la perte. Car, au fond, c’est bien d’amour qu’il s’agit ici, celui qui unissait Bobby et Alicia et qui était bien plus qu’un amour fraternel. La principale inquiétude de Bobby ne vient pas de ces hommes mystérieux qui le suivent ni de l’acharnement mis à le faire tomber, non, sa seule véritable angoisse c’est d’oublier Alicia, de voir son souvenir, son image, s’effacer peu à peu, inéluctablement. Le Passager s’impose donc comme un grand texte sur la condition humaine et Cormac McCarthy comme un immense auteur, libre et frondeur, qui effectue avec ce roman et Stella Maris sa dernière longée dans les tréfonds de l’âme humaine. Certes déroutant, voire irritant par moments, Le Passager est d’abord et surtout un roman profondément émouvant. À travers les yeux de Bobby Western, c’est le regard d’un vieil homme sur le monde qui nous est proposé ici, mélancolique et nostalgique, et qui se permet néanmoins de se jouer une dernière fois des conventions et des attentes de notre époque. On attendra Stella Maris sans plus trop oser espérer d’explications mais ces conversations entre Alicia et son psychologue pourraient bien apporter un nouvel éclairage au Passager. Exigeant et brillant.
« – Le deuil est l’étoffe même de la vie. Une vie sans deuil n’est pas une vie. Mais le regret est une prison. Une part de toi-même qui t’est infiniment précieuse demeure à jamais empalée à un carrefour que tu ne peux ni retrouver ni oublier.
– Tu as ton diplôme de thérapeute ?
– Prenons un café. Je te vois virer au larmoyant. »
Yann.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin.
Le Passager, Cormac McCarthy, L’Olivier, 536 p. , 24€50.
La Route / Sunset Limited – Nicolas (L’Olivier / Points)
Tu sais peut-être déjà en quelle estime, ou en quel amour littératurien, je tiens Cormac McCarthy.
« Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé. »
Voilà. Je t’ai dit le roman.
Tu veux savoir autre chose ? Tu veux savoir de quoi ça cause, parce que tu ne l’as pas encore lu ?
Je t’explique.
Un de mes films préférés du monde et de l’univers connu, c’est No country for old men. Parce que dans ce film, le roman est là, juste devant toi, et qu’à mon avis, il n’a pas été trahi sauvagement pour faire du cinémhollywoodien.
Une de mes pièces préférées du monde et de l’univers connu, c’est The Sunset Limited.
J’imagine que tu as vu le film, sinon, dis rien. Regarde-le au plus vite.
La pièce de théâtre, c’est autre chose. Je crois pas qu’elle soit traduite en français, mais tu dois pouvoir la trouver avec des sous-titres si tu parles pas la langue de la cousine de Shakespeare. C’est un huis-clos phénoménal avec deux acteurs phénoménaux. Tommy Lee Jones et Samuel Lee Jackson. Phénoménal. Une discussion entre un croyant et un athée.
Phénoménal, je te le dis.
C’est aussi de Monsieur McCarthy.
Genre le Monsieur sait tout écrire.
Alors pas de pitch. Pour quoi faire ?
Un type marche, avec son fils, un petit garçon qui pose des questions, parfois, qui pleure parfois, qui a froid souvent, et qui veut retrouver sa Maman.
Elle est morte, sa Maman.
Comment veux-tu résumer le bruit des pas qui marchent dans la cendre, la pluie qui tombe sur la bâche qui leur sert de couverture dans le froid glaçant qui s’est installé sur la planète ? Comment veux-tu résumer le monde qui n’existe plus ?
Et comment veux-tu écrire les mots que l’homme n’a plus pour dire les oiseaux à son fils, ou la couleur des arbres et des fleurs au printemps ?
Comment veux-tu décrire la peur de l’autre, de celui qui n’a plus rien à perdre, plus rien à attendre ? De celui pour qui la seule issue est de survivre à n’importe quel prix ?
Dire la nourriture qu’il n’y a plus, celle qu’ils cherchent jusque sous les corps momifiés de ceux qui n’ont pas eu le temps de s’abriter.
Emmener l’enfant voir la mer, celle dont il se souvient, celle au bleu presque étincelant…
Te raconter des moments d’une telle intensité que tes yeux se brouillent parfois pour laisser la place aux images que Cormac McCarthy te donne à voir, qu’ils se ferment aussi parce que la perversion humaine n’a pas d’égale sur la terre dévastée qu’ils leur ont laissée.
Écrire pour tenter de deviner ce qui nous fonde, ça non plus, c’était pas gagné. Certains ont essayé, mais peu y sont parvenus.
Le lien avec d’autres auteurs a été remarqué par nombre de lecteurs, des liens avec Primo Levi ou Edgar Hilsenrath et Nuit.
Bien sûr.
Et alors ?
Doit-on, sous prétexte que l’on décide d’écrire sur la fin d’un monde, ne pas le faire parce que d’autres l’ont déjà proposé ? Doit-on, sous prétexte que l’on raconte une histoire maintes fois racontée, réinventer la littérature ?
Doit-on, sous prétexte que Baudelaire nous a déjà murmuré son spleen et le ciel pesant comme un couvercle sur notre esprit gémissant, ne plus écrire de poésie ?
McCarthy te démontre avec un brio extraordinaire qu’on peut inventer une langue, ancienne et archaïque, et te donner à entendre un père qui parle à son fils, à travers les regards qu’il a pour lui…
Sans doute que cette peur de demain l’interroge, puisque les questions posées dans The Sunset Limited sont les mêmes.
Je te traduis un extrait du Sunset, alors pardon aux puristes comme Céline Leroy et autres traducteurs de compétition s’ils lisent mes démolissages.
Je t’offre le monologue de Tommy Lee Jones. C’est cadeau.
« – Je crois pas en Dieu […] La clameur assourdissante de ceux qui soufrent doit être le son le plus doux à son oreille[…]
Et la fraternité, la justice ? La vie éternelle ?
Seigneur, Seigneur tout puissant. Montrez-moi une religion qui prépare les gens au néant, à la mort, et c’est une église dans laquelle je pourrais entrer. La vôtre ne les prépare qu’à un bonus de vie, à des rêves, des illusions et des mensonges. Si vous pouviez bannir la peur de la mort du cœur des hommes, ils ne vivraient pas un jour de plus. Qui voudrait de ce cauchemar si ce n’est par crainte du suivant ? L’ombre de la hache plane au-dessus de chaque joie. Chaque chemin conduit à la mort. Chaque histoire d’amitié. Chaque histoire d’amour. Le tourment, la trahison, la perte, la souffrance, la douleur, la vieillesse, l’indignité, et la lente et hideuse agonie. Tout cela n’a qu’une seule issue. Pour vous et pour toutes les choses dont vous avez choisi de prendre soin.
Voilà la vraie fraternité. La vraie fraternité. Et tout le monde en est membre à vie.
Vous me dites que mon frère est ma rédemption… Ma rédemption. Eh bien dans ce cas qu’il soit maudit, sous toutes ses apparences et sous toutes ses formes. Est-ce que je me reconnais en lui ? Oui. Et ce que je vois me donne envie de vomir. Vous me comprenez ? Vous pouvez me comprendre ? »
Pas d’espoir au bout de la vie dans « The Sunset Limited », et pas d’espoir non plus pour ce père et son fils qui marchent au milieu d’un grand rien.
Aujourd’hui Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas, disait Camus.
Maman a choisi de se donner la mort et c’est sans doute ce qu’envisage souvent l’homme de ce roman. Rejoindre la femme et les souvenirs qui l’assaillent parfois au détour d’une nuit d’insomnie.
Peut-être que ce père nous ressemble, nous qui allons laisser un monde dévasté à nos enfants. Peut-être que le fils ressemble à ces générations nouvelles, ces mômes qui portent en eux l’espoir de nouveaux demains sans poussière ni cendre…
Comme je te l’ai dit, d’autres ont essayé d’écrire une planète assassinée par nous qui sommes sans doute une espèce d’erreur monstrueuse de l’évolution, mais peu nombreux sont ceux qui m’ont mouillé les yeux.
Un dernier truc.
Quand tu verras, sans le voir vraiment, un de ceux que tu ne regardes pas, pousser son caddie, son caddie avec toute sa vie dedans, tu verras le père. Et tu chercheras du coin de l’œil le petit garçon.
Parce que je te le redis « S’il n’est pas la parole de Dieu, alors Dieu n’a jamais parlé. »
C’est François Hirsch qui l’a traduit.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Nicolas.
La Route, Cormac McCarthy, Points, 251 p. , 7€
Méridien de sang – Seb (L’Olivier / Points)
« Peu importe ce que les hommes pensent de la guerre, dit le juge. La guerre est éternelle. Autant demander aux hommes ce qu’ils pensent des pierres. Il y a toujours eu la guerre ici-bas. Avant que l’homme existe la guerre l’attendait. Le métier suprême attendait son suprême praticien. Il en a toujours été et il en sera toujours ainsi. Ainsi et pas autrement. »
Cet exergue, est le parfait reflet de l’écriture et de la vision de l’auteur. Quand je lis Cormac McCarthy, ce qui me saisit, c’est cette petite musique cette incantation, une entité que je pourrais presque toucher, dont je ne sais si elle est composée de chair et de sang ou si elle provient d’une magie noire littéraire. Pour peu qu’on se laisse prendre par la main, qu’on accepte de voir ce que les mots désignent, on est emporté par cette narration hypnotique, ces images brutales, ces existences cauchemardesques qui se débattent dans un monde désespérant.
Cormac McCarthy écrit avec les étoiles, avec la roche et la poussière des pistes perdues, avec le soleil qui tape dur sur les cervelles, avec ce vent qui hante tout ce qui est et qui maintient très haut, ces rapaces, discrets témoins de la fabuleuse détresse humaine. Il écrit avec tout cela, et il se peut qu’il soit le seul à faire ça. Ce qui est beau avec lui, c’est qu’il trempe sa plume ciselée dans l’âme des hommes et qu’avec cette substance poisseuse et un peu putride, il dépeint un monde dans lequel l’espoir est interdit, mais la survie possible.
Méridien de sang, c’est un voyage ahurissant, un périple ébouriffant plein de fureur et de folie, saccadé par des meurtres, des assassinats, des exécutions sommaires. C’est un bouleversant chantier de l’âme humaine, livrée à elle-même et, dans ces conditions, capable du pire. L’auteur nous entraîne en 1850, dans ces terres pas tout à fait américaines où rien d’autre ne règne que le chaos et la loi du plus fort ou du plus fourbe.
Nous suivons un jeune homme de 16 ans, déjà écorché par la vie, orphelin et dépouillé du moindre espoir autre que celui de survivre. Après une première tentative d’aventure rapidement avortée, le jeune homme s’engage dans une troupe de mercenaires arborant le pavillon sombre du pire de l’homme. Il y trouve la folie pure, désinhibée et la sauvagerie extrême. C’est le début d’un parcours festonné de cadavres ; hommes, femmes, vieillards, enfants. Même les animaux ne trouvent pas grâce. C’est la Mort qui renaît à chaque aube dans les yeux fous des hommes. L’équipée sauvage traverse des contrées hostiles, pas encore pacifiées. Pour chaque scalp de Peau-rouge, de l’argent, le respect et la gloire. Mais la gloire possède un défaut congénital, elle efface les limites, corrompt les règles de dignité et d’honneur. La gloire appariée à l’argent est un volcan que rien ne peut maîtriser, elle n’apporte que la Mort.
Guidés par la plume incroyable de McCarthy, vous allez écumer le sud de l’Amérique, celui qui tutoie le Mexique et le territoire vibrant de tribus antédiluviennes. Vous allez endurer le soleil qui grille la moindre volonté, qui annihile l’espérance, qui use tout. Vous allez subir le froid des montagnes nonchalantes. Vous allez traverser des villages de péons dévastés par la folie des hommes, vous allez regarder la mort en face et vous l’entendrez ricaner.
Ce roman est une psalmodie magnifique, un texte possédé, un marathon de sang et de peine. Tout cela baigné par des paysages qui « habitent » les pages comme les pensées demeurent dans nos têtes.
Je vous lâche ce passage sorti du cerveau d’un immense écrivain.
Le soleil reposait à l’ouest dans un holocauste d’où s’élevait une colonne compacte de petites chauves-souris du désert et au nord sur le pourtour tremblant du monde la poussière était aspirée dans le vide comme la fumée d’armées lointaines.
Je suis ressorti de cette chevauchée elliptique, épuisé, sec comme les os d’une bête morte depuis des lunes au milieu d’un désert oublié, voyageur perdu dans son propre cœur asséché, avec des hardes sur un dos vouté, les rides calfatées par le sel de coulées de sueur évaporée, les mains et les jambes éprouvées, festonnées de mon propre sang et de celui des autres. Ce livre est une cathédrale. Entrez-y …
Traduit de l’anglais (États-Unis) par François Hirsch.
Seb.
Méridien de sang, Cormac McCarthy, Points, 456 p. , 12€90.
Un Enfant de Dieu (Points) – Seb
« Il faisait noir lorsqu’il atteignit la grotte. Il rampa à l’intérieur, craqua une allumette, trouva la lampe, l’alluma et la posa auprès du cercle de pierres qui marquait le foyer. Les parois les plus proches de la caverne se composèrent hors de la nuit permanente en une draperie de plis de pierre blanchâtre et une faille apparut dans la voûte, avec une rangée de dents de calcaire ruisselantes. Dans le trou de fumée noire, tout en haut, les étoiles lointaines et sans paupières des Pléiades brûlaient, froides et absolues. »
L’histoire ? C’est l’histoire de Lester Ballard, du Tennessee, dans les années 50. Ces années durant lesquelles l’Amérique des Etats-Unis a failli perdre la boule en voyant des communistes partout, avec ce sénateur spécialisé dans la chasse aux sorcières, du même nom que l’auteur immense de ce roman, du même patronyme mais sans aucun rapport. Un enfant de Dieu. Et des enfants de Dieu, il en existe des tas de versions. Vraiment de toute sorte. Alors nous sommes sous la plume fabuleuse de Cormac McCarthy. Donc ça veut dire qu’il y a des conséquences, et un prix à payer. Les conséquences c’est que l’enfant de Dieu dont il est question, ce n’est pas un perdreau de l’année ni un agneau immaculé. Ce serait plutôt un chacal éclaboussé. Eclaboussé de diverses choses. Le prix à payer, c’est que tu ne lâches pas le livre, et que les éclaboussures, t’en prends aussi.
Avec ce roman, j’ai retrouvé l’écriture à laquelle je suis addictionné (je néologise si j’en ai envie). Cette alchimie entre l’âpreté et le lyrisme, ces mots à vif alignés dans un ordre très spécial et qui me parlent sur une musique particulière, jouée avec un instrument que seul MacCarthy possède, ça donne une mélodie à nulle autre pareille. La Grande Mélopée de Cormac McCarthy. Normalement, dans un monde normal, qui reconnaît le génie et le travail, ce géant des lettres devrait déjà avoir reçu le prix Nobel de littérature. Il paraît qu’il ne l’aura jamais, parce qu’il n’est pas du sérail, qu’il n’est pas fréquentable. Ou qu’il ne fréquente personne. Ce qui ne veut pas dire que ceux qui l’obtiennent, le Nobel, ne le méritent pas. Ne me fais pas dire des choses que je ne pense pas.
Quand on ouvre ce roman, on percute Lester Ballard. Ou alors c’est lui qui nous percute, comme quand on rentre dans quelqu’un à l’angle d’une rue. Sauf que les traces restent bien plus longtemps. Avec Un enfant de Dieu, on pénètre dans le Noir absolu, il n’y a pas le moindre ersatz de lumière, mis à part celle blême, désespérante, du soleil faiblard ou du ciel morne et gris qui dégouline sur le pays de Lester Ballard. Lester Ballard est un homme en roue libre. Chassé de chez lui, sa ferme mise aux enchères, il se retrouve à errer dans la campagne du Tennessee. On ne peut pas dire que sa lignée ait beaucoup brillé, on ne peut pas dire qu’à la ville, on ait une bonne opinion de la famille Ballard, tous autant qu’ils furent. Lester traîne avec lui des fantômes, de la misère, de la violence, une absence totale d’amour reçu et donné. Il s’est fabriqué à la manière d’une stalagmite, avec ce qui tombait. Alors Noir c’est Noir, je ne crois pas qu’on fera plus Noir, et si quelqu’un le faisait ce serait raté. Parce que vu que Faulkner et Steinbeck sont morts, il n’y a que McCarthy qui est en mesure de produire ce genre de littérature. La littérature de l’excès, celle de Méridien de sang, et ça marche, ça marche au taquet. La prose mon gars, la prose. Un truc à conserver dans un musée pour montrer aux extraterrestres quand ils arriveront. De la guipure Noire, précieuse mais qui trempe dans la boue rouge des grottes, dans la merde des fermes abandonnées, dans les cerveaux malades de succubes et de spectres blafards et peu bavards.
« Quand il déboucha sur la route dans la vallée il baissa les yeux en direction de la grande route. La chaussée, sous le clair de lune, s’allongeait sous une trainée de poussière en légère suspension comme une rivière sous un manteau de brume aussi loin qu’il pouvait voir. »
Tu as vu ? Tu as lu ça ! La phrase débute de façon anodine, tu ne te méfie pas. Et puis il te colle l’image de la rivière dans la rétine et l’esprit. C’est imprimé, tu n’y peux rien, tu fais la route avec ça. Ce n’est pas un gros roman, 170 pages, mais c’est un très grand roman, sans concession, du genre qui ne fait aucun cadeau. Pas de prisonnier, pas de quartier.
Sans doute aussi que l’auteur a voulu traiter sans trop y fourrer ses doigts le thème inépuisable du Mal. Poser les questions mille fois posées : devient-on un salaud au dernier degré ou nait-on salaud au dernier degré ? Y a-t-il un entre-deux qui dirait que peut-être il existe une autre possibilité, du genre qui tient quand-même aux gens avec qui on a grandi, du monde qu’on a connu, de la mixture dans laquelle on a baigné. Pour cela, pas mieux que la description des agissements, pas d’explication, les faits, juste les faits et le monde tout autour. Et peut-être qu’il n’y a pas toujours d’explication. C’est très humain ça, de vouloir toujours une raison ou une explication.
Dans un requiem hallucinant, l’écrivain associe ce qui ne peut être associé, c’est-à-dire le vivant et l’innommable. Le pire et le banal. Nos peurs et nos espoirs. Il peint avec un pinceau diabolique une sensationnelle descente aux enfers. Ou une balade aux enfers. Il nous dit que la seule façon de ne pas sombrer dans la folie c’est d’avoir accès à l’empathie.
Bon, je termine. Je termine en remerciant Hervé Le Corre. Parce que c’est sa chronique sur ce livre qu’il a publiée sur sa page Facebook qui m’a donné furieusement envie de lire ce roman. Si tu vas sur sa page, tu devrais pouvoir la retrouver. Elle est bien meilleure que la mienne. Et je remercie aussi Marie-Hélène qui m’a prêté ce livre parce qu’il n’était temporairement plus disponible chez mon libraire. Comme dit souvent mon pote Nicolas, c’est tout ce que j’avais à dire sur ce roman.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette Belleteste.
Seb.
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