« Parfois, Dorian imagine une ville pleine de femmes comme Idira Holloway. Des femmes comme elle. Une ville de colère vaine et futile. Tout un pays. Un continent. Elle déteste ce fantasme, mais il revient sans cesse, la rend claustrophobe, comme si la proximité de toutes ces mères en deuil allait l’étouffer. »
Publiés aux excellentes éditions Liana Levi, les deux premiers romans d’Ivy Pochoda, De l’autre côté des docks (2013) et Route 62 (2018) avaient, à très juste titre, fait parler d’eux, obtenant le prix Page America pour le premier et le Grand Prix de Littérature Américaine pour le second. Aujourd’hui transfuge chez Globe, la jeune femme propose un troisième roman, peut-être le plus ambitieux de sa courte carrière. Trois romans en 10 ans, le rythme en dit long sur le soin apporté à chacun de ses textes et c’est peu dire que le résultat est à la hauteur des aspirations de leur autrice.
Il nous faut bien admettre une certaine lassitude face à ce phénomène du roman choral. Qu’il soit effet de style ou de mode, la multiplicité des textes s’appuyant sur ce procédé a tendance à fatiguer un peu mais force est de constater que quelques publications récentes (et féminines) parviennent à convaincre pleinement que ce choix peut être porteur, qu’il s’agisse d’Astra de Cedar Bowers (Gallmeister) ou de Reine d’un jour de Kirstin Innes (Métailié). Disons-le tout de suite, Ces femmes-là vient brillamment s’inscrire dans cette lignée.
West Adams, quartier défavorisé de Los Angeles. Ici, treize prostituées furent assassinées quinze ans plus tôt sans que jamais la police ne fasse le moindre effort pour résoudre cette série de meurtres. Mais lorsque quatre nouveaux corps de femmes égorgées sont retrouvés dans la rue en quelques jours, plusieurs habitantes du quartier décident de ne plus se taire et d’attirer l’attention sur leur condition.
On retrouve dans ces pages le même souci de réalisme qui avait marqué la lecture de De l’autre côté des docks, cet alliage parfait de roman noir et d’étude sociologique tant l’autrice donne vie et relief au quartier et à celles et ceux qui y vivent ou survivent. Peuplé de personnages aussi marquants que crédibles, Ces femmes-là impressionne autant par son fond que par sa forme. La construction en est impeccable, implacable, une mécanique soigneusement huilée que l’autrice ne lâche à aucun moment, menant ainsi le roman à son terme avec une classe et une assurance confondantes.
Loin de tout cliché, évitant la facilité et les larmoiements, Ces femmes-là est un récit sous tension permanente en même temps que la radiographie d’un quartier et des interactions qui le font exister. Chacune des femmes qui s’expriment ici à tour de rôle possède sa propre voix ainsi qu’une histoire à laquelle on croit et qui donne au roman cette épaisseur confondante. Ivy Pochoda fait preuve envers ses « héroïnes » d’une empathie touchante et sincère mais elle parvient également à faire frémir ses pages d’une colère vibrante envers l’inertie des forces de l’ordre et l’indifférence dans laquelle vivent et meurent ces femmes.
Les deux premiers romans laissaient peu de place au doute, celui-ci vient puissamment enfoncer le clou : Ivy Pochoda est une romancière avec laquelle il faut compter. Son regard acéré sur la société américaine, son acuité, sa rage et sa tendresse sont autant de qualités remarquables qui la placent d’emblée dans la catégorie de celles et ceux que l’on suivra désormais les yeux fermés. Pour une ancienne joueuse internationale de squash, la reconversion est pour le moins réussie !
« Elle a chaud et froid en même temps. Elle a sauvé une fille du milieu pour un temps, l’ a déviée de sa trajectoire, lui a offert une alternative, un peu de répit avant que la rue l’appelle. Parce qu’elle le fera. Elle le fait toujours. Elle finit toujours par réclamer son dû. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon.
Yann.
Ces femmes-là, Ivy Pochoda, Globe, 391 p. , 23€.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
Très belle découverte, merci 🙏
Oui, superbe livre ! Merci à toi de nous suivre. Yann.