« C’est l’ancienne place de parachutage d’un maquis de la Deuxième Guerre mondiale, une plane prairie d’altitude cernée d’une immense sapinière, et où la croix de Lorraine en pierre d’un monument commémoratif se détache sur un ciel céruléen très clair et iridescent et de consistance crémeuse, et l’air est frais et l’herbe est verte et partout rase avec un lacis de petites sentes brunes créées par du bétail, et un grand troupeau est parqué dans un enclos électrifié, il est gardé en son sein par trois grands chiens qui auraient presque l’allure de loups, n’était leur pelage blanc, et parfois, l’un d’eux, qui paraît le plus âgé au vu de son pelage terne et de sa maigreur et d’une légère boiterie arrière et d’un air fatigué et sagace et de parfait détachement, s’éloigne et par vagabonder dans la forêt… »
Voilà un bien curieux roman. Je crois que nous pouvons le nommer OLNI, Objet Littéraire Non Identifié. Pour la plupart des lectrices et lecteurs, lire est un plaisir, lire est une addiction, lire est une façon d’appréhender le monde, de le comprendre ou du moins d’essayer, d’apprendre un certain nombre de choses, de vivre d’intenses émotions étrangement contradictoires. C’est aussi l’expérience du temps, un temps qui s’écoule d’une autre manière. En fait, quand on lit on vit.
Mais lire peut aussi être une possibilité de vivre une expérience. Hop ! on fait un pas de côté, celui qui ouvre grand une porte sur la liberté qu’on n’avait même pas vue. C’est ce genre de pas de côté que propose Marc Graciano. Quand on est enfant, qu’on est dehors livré à la découverte du monde, on fait des expériences. Marc Graciano nous permet de redevenir ces enfants. Ceux qui, devant un peu de terre marron se disaient « c’est de la terre, elle sent bon ». Et qui soudain étaient traversés par une idée, verser de l’eau sur la terre. Résultat inédit, nouvelle texture, nouvelle odeur, nouvelle couleur, nouveau matériau, nouvelles sensations. L’auteur de Shamane a pris de l’eau et l‘a versée sur des ribambelles de mots.
Marc Graciano part d’un double postulat : raconter une histoire dans laquelle il ne se passe rien, et la raconter au moyen de phrases fleuve. Des phrases interminables qui se relancent grâce leur propre énergie et qui ellipsent, elliptisent, s’enroulent. Des phrases-chapitres. Une phrase qui dure un chapitre. Ce roman comporte seize chapitres et donc seize phrases, pas une de plus.
Bon, là, je sens bien que je vous perds. Alors je vais vous donner un peu à becqueter, histoire que vous restiez encore un peu. Comme ce roman est difficile à amorcer, je vous offre la quatrième :
Une femme mène dans les bois une existence vagabonde et sans artifice, avec pour unique demeure un vieux camion qu’elle déplace au gré de ses envies. Seuls comptent pour elle l’écoulement du temps et les échos du vivant. Heureuse de son dénuement matériel, elle se livre dans la forêt à la jouissance de ses sens et de ses pensées.
Comme vous êtes un brin taquins vous allez me dire qu’il y a deux points dans ce paragraphe et donc trois phrases. C’est vrai. Sans doute que la personne qui a rédigé cette quatrième n’est pas Marc Graciano, ou alors elle a voulu vérifier si vous suiviez.
Ce qui se passe en lisant ce roman est une sorte de transe. De transe shamanique, et oui, il n’y a pas de hasard. Je ne vais pas vous mentir, au début, les phrases qui refusent de mourir, ça déstabilise. On cherche son souffle (même en lisant dans sa tête), on tente de garder le fil d’Ariane. On revient en arrière, jusqu’à la précédente virgule ou à la dernière conjonction de coordination. Il m’a fallu un chapitre pour m’habituer à cette écriture et oublier enfin ce principe directeur de phrase-chapitre. À l’entame du deuxième chapitre, j’étais seulement dans le plaisir de lire. Je me suis fait au rythme propre du livre, un peu comme si je marchais sur un chemin et que je rattrapais un groupe de randonneurs et que je me mettais à leur diapason. Mon souffle s’est allongé, il s’est fait plus discret, mes pas-mots se sont agencés d’une autre manière, j’ai trouvé un nouvel équilibre. Je me suis oublié.
Ce qui est génial quand on prend le risque de narrer une histoire dans laquelle il ne se passe rien, j’entends : aucun rebondissement-évènement, c’est que le quotidien, le banal reprend toute sa beauté et sa préciosité. Être assis dans l’herbe et sentir le vent faire danser ses cheveux, le sentir tâter notre visage comme le ferait un aveugle avec ses doigts, le voir faire onduler les hautes herbes dans cette houle hypnotique – si cela n’est pas un évènement, qu’est-ce qui est important ? J’ai remarqué aussi que cette façon d’entrer dans le détail faisait énormément travailler mon imagination, je voyais chacun des gestes de cette femme vagabonde, je voyais la Nature, la prairie, les vaches, les truites les ourlements de la rivière. Tout, jusqu’à la position précise de l’annulaire droit durant une position de yoga. Marc Graciano nous rappelle que chaque geste que nous faisons, même le plus insignifiant est un miracle.
Ah oui, j’allais oublier. Marc Graciano est aussi poète, il publie des recueils, notamment au Cadran Ligné, donc ses phrases, vous vous doutez qu’elles ont une sacrée gueule.
Ce qui m’a attiré dans la librairie, c’est la couverture sublime. Elle est l’œuvre de Georges Peignard qui est écrivain, peintre et sculpteur.
Ce roman atypique fait 192 pages, c’est un bel objet. À vous de jouer.
Seb
Shamane, Marc Graciano, Le Tripode, 192 p. , 20€.