Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte
Spéciale dédicace à Alain et Carine.
Pourquoi, tu me demandes ? Parce qu’ils m’ont gentiment offert ce roman après une conversation au restaurant. J’étais dans ma cuisine, et ils étaient presque ennuyés que je connaisse pas M’sieur Jonquet, alors ils sont allés me chercher ce livre dans la librairie d’à côté. Le titre, tu le sais, c’est tiré d’un poème de Monsieur Hugo. Non, tu savais pas ?
Quand je dis tu savais pas avec ce petit sourire, c’est juste pour faire le malin, tu t’en doutes.
Je te mets un extrait. Du poème, pas du roman.
« Étant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité. »
Soyons clairs, si tu permets. Je sais que ce poème va te sembler d’actualité. Comme si M’sieur Hugo parlait aux pingouins qui sont en train de nous faire avaler qu’ils œuvrent pour notre bien, et que tout ce qu’ils font est nécessaire…
Je m’énerve pas Ghislaine, j’explique.
J’explique que ce poème, il n’a pas pris une ride, ni une virgule à changer, et ça fait chier, justement. Plus de cent ans ont passé et on en est toujours au même niveau de barbarie. Au même niveau d’arrogance de la part de nos « zélites ».
J’ai déjà croisé des auteurs plus drôles quand j’ai commencé ma collection de Oui-Oui, et notamment des zôteurs qui n’avaient pas grand-chose à dire. Ceux pour qui la rédac de quatrième est déjà d’un très bon niveau. Tu vois qui je veux dire, points de suspension.
Cette histoire, ou plutôt ce conte (parce que tu sais comme moi que les contes, à la base, c’était pas des trucs pour endormir les mômes), ce conte, donc, parle de Lakdar. Le gosse qui veut s’en sortir et qui fait ce qu’il faut pour. Au risque de se faire traiter de lèche-bottes par ses collègues apprenants.
Tu savais pas ? On dit plus des élèves, on dit des zapprenants.
Ouais, moi non plus je savais pas.
Lakdar, son père, c’est Ali. Il passe une balayeuse automatique dans les couloirs de l’hôpital, et il planque des magazines pornos sous son lit.
C’est pas bien.
La mère de Lakdar n’est pas là. Elle est rentrée au pays parce qu’elle avait tendance à pas être tout à fait au top mentalement.
En revanche, Lakdar, il a des potes. Des potes qui sont prêts à lui expliquer la vie face aux ennemis de l’Islam que sont les juifs.
Voilà, tu sais tout. Pas la peine de te raconter plus, puisque Thierry Jonquet s’en charge.
Il écrivait bien M’sieur Jonquet. Je comprends pourquoi il est passé par M’sieur Manchette, Saint-Jean-Patrick de son prénom, pour commencer à écrire. Juste des constats de ce qui se passait dans les années deux-mille, des faits qu’on disait divers et qui n’étaient que les prémices de ce qui surviendrait plus tard.
Écrire en phase avec la réalité, sans jamais prendre parti pour l’un ou l’autre côté, sans jamais émettre de jugement, tu peux que dire « Bravo Monsieur, et respect. »
« C’est juste un polar », disait-il à l’époque.
Juste un polar.
Mais un polar qui te laisse entrevoir comment tout peut basculer à cause d’une chute dans un escalier et d’une fracture mal soignée. Comment l’ignorance et la paupérisation sont les chemins vers la violence et la peur de l’autre.
Ça fait presque cinquante ans qu’on tente de nous l’expliquer, que des sociologues mettent des mots savants sur des faits divers et des mecs d’extrême-droiture face à celui qu’ils veulent élire.
Sur des morts et sur des bavures.
T’es déjà allé marcher, toi, dans une cité ? T’es déjà allé voir à quoi ça ressemble les montées d’escalier désertées à la nuit tombée ?
Quant à moi, j’y ai grandi, mais Bon Dieu, que ça a changé !
Je m’énerve pas, Ghislaine, j’explique toujours.
J’explique cet automne des années 2005.
J’explique que la stupidité de nos dirigeants n’a pas vraiment évolué, et que leur arrogance est toujours là.
Automne après automne.
Hiver après hiver.
Épidémie après épidémie.
Je vois que je t’ai pas parlé d’Anna.
Anna, elle est juive.
Tu verras.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Ah non. Encore un truc.
Monsieur Jonquet, il est mort trop jeune.
Moloch
À noter, avant toute intervention de ma part, que ce roman a fait l’objet de poursuites judiciaires, pour un supposé délit de violation du secret de l’instruction. L’auteur a finalement été mis hors de cause.
Donc, des romans sortis en poche pendant l’été de tous les étés (celui de la suppression de nos libertés individuelles, tu te souviens ?)
Du polar, du roman social, comme disait Monsieur Manchette.
En plus, je te l’ai déjà fait remarquer, Thierry Jonquet, il ne raconte plus d’histoires, sauf à ceux qui sont assis à la gauche du Saigneur, comme on dit.
Cette histoire-ci, elle s’appelle Moloch .
Un fait divers comme on en croise parfois sur les journaux spécialisés dans le fait divers. Paris smatch, l’observant, Voilà, etc…
Dans ce roman, il y a Rovère. Il est divisionnaire, inspecteur, et il y a aussi Nadia. Nadia Lintz. Elle juge l’instruction.
Il y a Valérie. Valérie, c’est une petite fille qui a des soucis de santé. Elle est à l’hôpital, et sa mère l’aime beaucoup. Vraiment beaucoup.
Comme toutes les mères, tu me diras, mais attends de le lire, tu comprendras.
Il y a Charlie. Il est Sans Domicile Fixe, Charlie. Il était soldat, dans une vie d’avant, et il a vrillé après le Rwanda.
Comme tant d’autres.
Et puis il y a Haperman.
Haperman, il est peintre (pas en bâtiment) et il devient aveugle. Pour un peintre, c’est la fin de la vie, mais pareil, tu comprendras en lisant le roman.
Ah oui, le détail : il y a aussi des petits mômes que quelqu’un a voulu réduire en cendres, des petits morceaux de mômes, attachés dans une maison ruineuse. Ruineuse, ne cherche pas, c’est un néologisme qui veut dire un peu en ruine.
Tu vois, trois histoires dans un seul roman. C’est bien.
Thierry Jonquet, après avoir découvert et donc lu le roman social à travers JPM (Manchette, essaye de suivre), a décidé d’écrire du roman noir, et donc de société. On peut dire qu’il a plutôt réussi. Il a été prof, aussi, dans la périphérie parisienne. Pas à Neuilly, mais dans le nord de Paris, pas comme Sarko, donc, qui n’a jamais été prof, puisqu’il avait du mal à lire des livres. Je déconne. C’est mon côté méchant qui refait surface.
Sans doute pour ça que le Noir, Jonquet, il connaît bien.
Sans doute pour ça aussi, que l’enfance abîmée, il sait aussi ce que c’est. Il l’a côtoyée pas mal et en a donc tiré des ulcères. Ces ulcères qu’il dépose délicatement sur les pages de ses romans.
Un roman écrit avec les mains posées sur le clavier et qui ne servent qu’à balancer ce que tu as dans les tripes. Ce que Monsieur Jonquet avait dans les tripes.
Beaucoup de choses dans ce livre, et pourtant, tu ne te perds jamais. Tu sais qui est qui et qui fait quoi tout au long de ce roman, malgré ces trois histoires qui s’entremêlent, ces personnages qui se bousculent, qui se déchirent ou qui s’aiment tellement que parfois, le trop, c’est comme le pas assez…
Pas d’effets de style ridicule, ce qui est la marque de fabrique de certains dont auxquels je préfère ne rien dire, et surtout ne pas parler, des effets, donc, qui ajouteraient du rien à cette écriture concise et au ras de la vie.
Et Le Saigneur sait qu’écrire au ras de la vie, c’est pas donné à tout le monde.
Peut-être que le plus étonnant, c’est que chacun des personnages prend chair et âme, même si son importance dans le récit n’est que superficielle. Un peu comme quand tu croises, dans ta vie, des gens que tu ne reverras pas mais qui existent au moment où tu les croises, avec leur viande et leurs pensées.
Il aurait été sans doute facile de partir de ce « simple » fait divers et de sombrer dans la littérature qu’on appelle « gore », de sombrer dans la facilité et de ne faire que poser des mots les uns à côté des autres, sans leur donner le sens que Thierry Jonquet donne à chacune de ses phrases.
Il aurait sans doute été facile d’être celui qui voit et qui se délecte de ce qu’il voit. D’être celui qui prend son stylo et qui dénonce, sans mouiller sa chemise ou son stylo.
Ce n’est pas le cas.
Alors un livre sur la maltraitance, sur les difficultés des banlieues, sur le mal-être des flics et des enfants d’immigrés, encore un ?
Ouep.
Mais pas encore un.
Juste un livre comme il devrait en sortir au moins un à chaque rentrée « littéraire ». Juste un roman.
Comme je te l’ai dit, ça n’arrivera plus, alors c’est peut-être le moment d’aller dépenser tes sous dans une librairie.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce livre.
La Bête et la Belle
Tu as sans doute compris en quelle estime je tiens Monsieur Jonquet.
Tu l’as sans doute compris parce qu’à force de te dire « lis ce roman, va le chercher… », il serait malséant de te conseiller quelque chose que je n’aime pas.
Donc, Léon.
Léon.
Au dos du roman, il est écrit, ou à peu près : il est vieux, sale et moche. Très sale, et très moche.
Léon, depuis l’enfance, n’a pas pas de copain, personne, jusqu’au jour où il croise un nouvel ami. Un mec un peu à l’arrache, voire carrément déjanté, mais quand on n’a pas le choix, on ne fait pas le tri de ses amis en s’attachant à leur caractère.
On se dit qu’on a déjà de la chance qu’ils nous aient regardé.
Et encore plus de chance qu’ils s’intéressent à nous.
Pour Léon, c’est le seul.
Tu vas croiser Gabelou, le commissaire, tu vas croiser aussi le garçon boucher, mais pas longtemps, vu qu’il est mort, puis l’emmerdeur, et le coupable.
Le coupable, avec qui Léon semble être lié, et qui a la fâcheuse manie de tuer des gens assez violemment, tu vas l’écouter, lire dans ses pensées comme si tu étais dans sa tête, tout au fond, tout près du côté sombre, et entendre sa voix qui te raconte des histoires.
Et puis tu vas devoir attendre la fin du roman pour comprendre et relier toutes les ficelles et autres petits cailloux que Jonquet a semés sur ton passage.
La toute fin.
Il est balèze Monsieur Jonquet.
Quand il était petit, il fabriquait des puzzles, et il écrivait des énigmes que ses potes n’arrivaient pas à déchiffrer.
Je déconne.
Mais ça aurait pu.
C’est pour ça que tu vas avoir l’impression de savoir mais que tu vas pas savoir du tout.
L’écriture de Thierry Jonquet, c’est de l’art.
Tu as lu et aimé la chronique de Seb sur JPM (Manchette, essaye de suivre) et je peux te garantir que les mots de Jonquet sont à l’os, eux aussi. Pas de gras, juste des merveilles de phrases qui s’enchaînent pour t’emporter tout au long d’une lecture qui te laissera ce fameux goût de « j’y retourne » en fouillant les librairies pour dénicher un autre titre de ce romancier.
Et surtout ne vas pas imaginer, au vu du titre, que tu vas lire un conte de fée.
Ne vas pas imaginer non plus que les congélateurs (attention spoiler) ne servent qu’à déposer des légumes surgelés. Ils ont moult autres utilisations.
Les sacs poubelles, pareil.
On peut y mettre plein de choses, et notamment des trucs qu’on a envie de faire disparaître. (fin du spoiler).
Alors un roman choral ?
Oui, sans doute, puisqu’ils sont plusieurs à t’expliquer les choses.
Un roman social ?
SI tu considères que le roman social sert aussi à décrire les travers de notre monde « moderne », sans doute.
Les travers de notre société où personne ne fait attention à son voisin, où le seul moyen de se rendre compte que la vieille dame du troisième est morte, c’est l’odeur dans les escaliers, alors sans doute aussi.
Et enfin, tu vas te souvenir qu’à une époque, un truc qui s’appelait la cassette audio nous servait à enregistrer de la musique, pour pouvoir écouter nos « playlists ».
Et les cassettes audio, c’est pareil. (attention second spoiler)Tu pouvais aussi y enregistrer tes confessions, y décrire tes meurtres, avec plein de détails pour qu’un commissaire tatillon puisse suivre une piste qui aurait pu le mener jusqu’à toi… »
Un roman, enfin, qui va te faire toucher le Mal du bout du doigt, sans jamais te faire voir la moindre goutte de sang.
Oui, c’est possible.
C’est Thierry Jonquet qui l’a écrit, et c’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Nicolas.
La Bête et la Belle, Thierry Jonquet, Folio Policier, 160 p. , 7€50.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
Il faut absolument que je lise cet auteur