« Ma vie, c’était ma fille. Ils ont pris ma vie en prenant la sienne. Je ne suis plus une personne, Bobby. Je suis un témoignage. »
Six ans se sont écoulés depuis Après la chute, dernier roman publié par Dennis Lehane aux éditions Rivages / Noir. Six ans, c’est bien le temps qu’il fallait pour digérer un tel fiasco. Alors, puisque nous sommes magnanimes et qu’on a aimé certains de ses romans plus que de raison, nous voici aujourd’hui avec ce Silence dans les mains, paru chez Gallmeister où Lehane a suivi son éditeur historique, François Guérif. Et puisque nous sommes également plutôt sympas, inutile de faire durer le suspens, on retrouve dans ce roman ce qui faisait la force d’ Un pays à l’aube ou de Mystic River pour ne citer que ces deux-là. Si Le Silence ne peut sans doute pas prétendre égaler de tels monuments, Dennis Lehane a su y insuffler un souffle et une urgence que l’on n’espérait plus chez lui. En renouant avec Boston, sa ville, il a retrouvé à la fois un cadre historique et humain dans lequel il peut, avec le talent de conteur qu’on lui connaissait et qu’on croyait perdu, développer une intrigue à la fois ample et dépouillée, ce qui, on le verra plus loin, n’est pas inconciliable.
1974, South Boston, quartier irlandais. Alors que la politique de déségrégation voulue par les autorités locales entre très prochainement en vigueur et provoque des tensions raciales, Jules, adolescente blanche, disparaît. La même nuit, un jeune noir meurt dans des circonstances pour le moins suspectes. Mary Pat, la mère de Jules, compte sur le soutien de la communauté irlandaise pour l’aider à retrouver sa fille mais l’union et la solidarité auxquelles elle croyait se fissurent très rapidement devant son obstination à comprendre ce qui est arrivé à Jules.
Ce qui fait la richesse du récit, c’est ce fond historique inspiré à l’auteur par de véritables souvenirs d’enfance, ainsi qu’il le raconte dans sa préface. Alors qu’il était âgé de neuf ans, Dennis Lehane, parce que son père s’était trompé de rue, s’est retrouvé au coeur d’une de ces manifestations anti-busing qui constituent la toile de fond du roman. Très impressionné par la violence des images et des slogans autour de lui, il n’a jamais pu oublier ce qu’il avait vécu ce soir-là. La véracité des faits ajoutée à la profonde empathie que ressent Lehane pour cette communauté qui l’a vu grandir offrent donc au Silence une épaisseur réelle. Les personnages, principaux ou secondaires, nombreux, prennent vie sous nos yeux, Lehane nous fait partager leurs aspirations et leurs craintes, leurs croyances et leur colère. Il parle de ce qu’il connaît et cela se ressent à chaque instant. La solidarité, l’entraide sont des valeurs auxquelles chacune et chacun ici croit fermement mais l’unité et la fraternité ne résistent pas toujours face à certaines forces obscures. Et le racisme n’est jamais bien loin non plus.
« Dieu te bénisse. On pourrait ajouter ça sur la liste, en compagnie de C’est comme ça et pas autrement et Qu’est-ce qu’on peut y faire. Des formules faites pour consoler en enlevant tout pouvoir à celui ou celle qui parle. Des formules qui disent que tout dépend de quelqu’un d’autre, vous n’avez rien à vous reprocher. »
Parce qu’il est aussi et surtout question de vengeance, la trame du roman est donc très fine mais Lehane a suffisamment de bouteille pour garder son récit sous tension et faire du Silence un vrai page turner, au sens noble (s’il existe) du terme, c’est à dire sans utiliser de procédés putassiers comme on en a déjà trop souvent rencontré. Mary Pat, dans sa soif de vengeance, emporte tout sur son passage et fait exploser l’hypocrisie et les apparences qui régnaient dans le quartier.
« Bobby est frappé de constater que quelque chose d’irrémédiablement détruit et de totalement indestructible à la fois vit au plus profond de cette femme. Et ces deux caractéristiques ne peuvent pas coexister.Une personne détruite ne peut pas être indestructible. Et pourtant, Mary Pat Fennessy est assise là devant lui, détruite mais indestructible. »
Il y a quelques semaines, Dennis Lehane annonçait dans les pages du JDD que Le Silence serait son dernier roman. Il se contentera de scénariser une adaptation du roman en série pour Apple TV+, préférant désormais consacrer son temps à sa famille. Il aura donc pris le temps, avant de partir, de rappeler de quoi il est capable, même si ce Silence reste un ou deux crans en-dessous des chefs d’oeuvre cités en début de chronique. Ceci dit, s’il s’agit ici d’un adieu, Lehane peut quitter la scène avec dignité.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe.
Yann.
Le Silence, Dennis Lehane, Gallmeister, 448 p. , 25€40.
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