Parfois, tu sors d’un bouquin avec des larmes dans le cœur.
Parfois, tu en sors avec rien du tout.
Patrick Pécherot fait partie de ces auteurs qui te laissent des traces, parfois indélébiles, parfois éphémères, mais des traces qui t’accompagnent, sans que tu t’en aperçoives, au fil des jours qui passent après avoir refermé le roman.
Il a dit un jour de son écriture, qu’elle était une « écriture de déambulant »…
Je t’ai parlé, déjà, de ces romans sur la grande boucherie, qui m’ont marqué au point de ne pas comprendre, pendant les jours qui suivent la dernière page tournée, pourquoi les hommes sont capables de ce genre d’exactions.
Pourquoi ils imaginent que les frontières qu’ils ont tracées sur une planisphère qui n’est même pas à la bonne échelle, les autorisent à massacrer leur voisin, celui qui ne parle pas la même langue, qui ne mange pas la même chose, qui ne s’habille pas comme eux.
Juste pour ça.
Pourquoi ?
L’histoire, tu la connais.
C’est celle de ces hommes, qui ont été jugés parce qu’ils avaient peur, parce qu’ils mouraient, lentement, au fond de ces trous creusés dans la boue, parce qu’ils ne supportaient plus les rats mastiquant leurs potes, couchés, sans vie, juste à côté d’eux.
C’est 1917, et cette guerre qui devait durer trois semaines, s’éternise.
Les hommes meurent par dizaines de milliers, sur les ordres de ceux qui les déplacent sur des cartes d’état-major, comme tu déplaces des pions sur la carte d’un de tes jeux de société.
Sauf qu’ ici, les hommes meurent pour de vrai.
Ils sont déchiquetés par les obus pour de vrai.
Ils sont massacrés pour de vrai.
L’histoire d’un deuxième classe accusé de meurtre et que tout indique comme le coupable idéal. Les témoignages de ceux qui l’ont croisé, qui lui ont parlé, et qui l’ont montré du doigt. Même pendant la guerre, tu le sais, on continue à montrer du doigt ceux qui sont différents.
Le deuxième classe, c’est Jonas. Un assassin, sans doute, puisque tout le désigne comme tel. Mais le capitaine chargé de le défendre décide d’aller chercher plus loin. De tenter de le comprendre.
De comprendre comment la guerre écrase les hommes qui vivent en son sein.
Tu n’auras pas à attendre la fin du livre pour connaître le sort de Jonas. Les premières pages vont te dire précisément ce qu’il est devenu.
Le secret de ce roman est ailleurs.
Le secret de ce roman est dans les larmes que tu vas retenir pendant la lecture de certains passages. Dans le souffle que tu vas chercher parce qu’il va te manquer quand tu vas te souvenir que quelqu’un de chez toi était là-bas. Un grand-père ou un arrière quelque chose. Un de ces hommes qui te portent sur leurs épaules, un de ceux qui parce qu’ils ont été là, parce qu’ils ont aimé, te permettent aujourd’hui de retenir ton souffle et puis de respirer à nouveau.
Un qui en est peut-être revenu, s’il a eu de la chance, la chance que son nom ne soit pas gravé sur le monument aux morts de son village.
Un roman témoin de ce passage de la vie réelle au cœur de celle des hommes et des femmes du siècle dernier.
Il y a une centaine d’années.
Hier.
Il est rare que je referme un roman, sauf en ce moment parce que je les choisis avec un peu plus de soin, en me disant que l’écriture est complète, qu’il ne manque rien, et surtout, surtout, qu’il n’y a pas un mot de trop.
C’est le cas de Tranchecaille .
Tu te souviens de tes cours d’histoire ?
Cette impression d’ennui qui t’envahissait quand on t’obligeait à ingurgiter des dates qui ne correspondaient à rien, qui n’avaient pour toi aucune signification…
Qui n’étaient que des chiffres.
Des milliers de morts sans émotion, des faits marqués dans des livres d’école.
Sans doute que si ton professeur t’avait proposé de lire Tranchecaille à ce moment précis, tu aurais envisagé l’Histoire autrement.
Sans doute que tu aurais tenté de t’imaginer perdu au milieu des hommes, couvert de boue, de sang, et des morceaux de ton copain d’enfance.
Sans doute.
Les romans polyphoniques sont légion.
Les romans polyphoniques réussis sont rares. Il en fait indéniablement partie.
Écrire une voix différente à chacun des chapitres est une difficulté considérable.
Écrire en restant cohérent, malgré le risque de trop en faire, est là encore, rarissime.
Tu vas, comme moi, chercher l’Humain au milieu des tranchées.
L’Humanité dont certains se targuent de faire partie prenante.
Tu vas la chercher.
J’imagine sans peine le souvenir que ce roman va te laisser.
J’imagine sans peine les empreintes qui resteront marquées dans la boue où ils ont piétiné pendant des mois, sans savoir s’ils allaient rentrer chez eux.
La fleur au fusil, ils ont dit, ceux qui s’empiffraient dans les soirées mondaines pendant que les petits marchaient à l’abattoir.
La fleur au fusil.
Un peu toujours la même histoire, la même qu’hier et forcément la même que demain.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
A reblogué ceci sur Amicalement noiret a ajouté:
Merci pour cet avis 👍❤️
Et ben de rien…