L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Tu tomberas avec la nuit, René Frégni (Denoël / Folio) – Seb
Tu tomberas avec la nuit, René Frégni (Denoël / Folio) – Seb

Tu tomberas avec la nuit, René Frégni (Denoël / Folio) – Seb

« Je garde des jours suivants un souvenir de douce lumière et d’insouciance. L’automne n’avait jamais été si calme, si bleu. Si flamboyantes les collines où nous retournions goûter avec Marilou le mercredi dans des cabanes de branchages que nous construisions contre le tronc des plus grands chênes, comme nous l’avions fait depuis ses premiers pas sous les feuillages de chaque saison. Adossés à ces arbres à la peau d’éléphant, je lui chuchotais des histoires de nains, d’elfes, d’écureuils, et nous regardions au loin dans la plaine les villages disparaître sous la fumée de quelque feu allumé au bord des champs ou sous ces draps immobiles de brume qui annoncent les ultimes soirs très doux. »

Après l’excellent Dernier arrêt avant l’automne, qui m’avait rempli d’une joie et d’un délice de lecture que j’ai rarement rencontré, je continue l’exploration des écrits de René Frégni avec ce très bref récit de 172 pages. Ce n’est pas un roman, même si on peut s’y tromper tant tous les ingrédients romanesques sont présents ici. Mais ce n’est pas nouveau, nous savons depuis longtemps que la réalité dépasse souvent la fiction.

Photo : D.R.

De quoi s’agit-il ? De la mésaventure, très pénible et longue vécue par l’auteur. Une histoire plus absurde que rocambolesque, plus inepte que surprenante. C’est l’histoire d’un homme qui un jour, à cause d’une amitié marginale et sans doute de sa naïveté, croise le glaive de la justice. Et il se trouve qu’il n’a pas de bouclier.  Quand on dit justice on pense immédiatement à Groosse Machine (à prononcer avec un fort accent allemand de kommandantur des joyeuses années de l’Occupation, c’est mieux), on pense à lenteur d’escargot des procédures, on pense à avocat, à recours et appels divers et variés, on pense à juge. Certains ont été assassinés, parce qu’ils gênaient, comme le juge Michel, et d’autres. Certains, qui n’avaient pas les épaules, ont sombré au détour d’une affaire trop vaste et médiatique, comme le petit juge Lambert grâce à qui (en partie) nous ne saurons probablement jamais qui a tué le petit Grégory. Seule la Sologne sait. Et son assassin. Depuis l’affaire d’Outreau, on sait qu’un juge, tout rempli de son gigantesque pouvoir, peut se montrer hostile et acharné, bien au-delà du raisonnable, par colère, par obstination, par orgueil, par plaisir pervers. Après tout, les juges sont recrutés parmi l’immense armée des citoyens et il peut donc arriver, parfois, que ça tombe sur le très mauvais numéro. Quand un sale con devient maçon ou boulanger, ce n’est pas trop grave. Il peut malgré tout construire de bonnes maisons et fabriquer du bon pain. Si ce n’est pas le cas, ils fermeront boutique. Point. Mais quand un sociopathe entre dans un métier qui lui permet d’exercer du pouvoir, les dégâts peuvent vite être très importants. Et chose ironique, la justice génère alors de l’injustice.

C’est donc l’histoire de René Frégni, écrivain, qui s’associe un jour, par le biais d’un restaurant, chez lui, à Manosque, avec un ancien détenu qui fréquentait ses ateliers d’écriture. Le problème est que ce détenu semble avoir un peu mordu la ligne blanche. En tant qu’associé, René est interpellé lors d’une grande vague d’opération de police judiciaire et accusé de blanchiment d’argent. Mais le dossier est vide. Les investigations ne donnent rien, René tombe des nues. Les enquêteurs, à la veille de sa présentation au juge, se montrent rassurants. Il n’y a rien contre lui, il sera libéré. Fin de l’histoire. Sauf que, monsieur le juge ne l’entend pas de cette oreille. Ni de l’autre…

Avec son écriture ciselée dont on sent que l’auteur à lu et adoré Jean Giono, René Frégni raconte avec une sobriété qui mérite d’être signalée, sa descente aux geôles puis aux enfers. Il narre l’acharnement, l’incompréhension, le terrible sentiment d’impuissance qui en découle, et aussi, et c’est peut-être le pire, les dommages collatéraux sur ses proches et en particulier sa petite fille.

Avec pudeur, il met la lumière sur le sentiment de honte d’être montré du doigt, mis à l’index, sur le regard des autres, quand son nom et sa figure sont livrés aux médias par simple malveillance. Amoureux de son pays de Provence, l’écrivain parvient à expliquer par quelle magie il a tenu bon, un peu comme Jim Harrison, grâce à la nature. Chaque passage au commissariat, humiliant quand on est innocent, est compensé par la vision d’un arbre bruissant dans la lumière du soir. Chaque courrier du juge, avilissant, est nettoyé par le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre ouverte. Chaque larme de sa fille, culpabilisante, est séchée par le chant de la Durance qui s’écoule sous le ciel immense de ce petit pays de soleil et de chuchotements.

Pour le reste des blessures invisibles mais béantes, il y a l’amitié et la fidélité de quelques-uns au village.  

René Frégni pose les mots au bon endroit, il les pose aussi au bon moment, ça c’est plus rare chez les écrivains. Jamais dans l’excès (le sujet s’y prêtait pourtant), il exhume les maux qui rôdent dans les sous-sols lugubres des commissariats et des palais de justice, là où défilent quasiment sans interruption la misère humaine, la violence et le désarroi. Il ne juge pas puisqu’on le juge, il décrit. Il décrit une réalité qui fait mal. Il parle de ce qu’on devient dès qu’on tombe dans les mains du système judiciaire, c’est-à-dire quelqu’un qui ne sera plus jamais blanc comme neige, et ce même innocenté. Il n’y a pas de fumée sans feu dans l’esprit des gens.

Le tour de force, c’est que l’auteur nous installe dans une position très inconfortable, la sienne. Et par le menu, on descend aux enfers, on se sent comme une feuille sur la Durance, ne maîtrisant plus rien, emporté dans les entrailles d’une institution qui dévore plus qu’elle ne traite. On souffre, on a envie de hurler, c’est tellement énorme. Et s’il n’y avait pas eu de précédents médiatisés, on n’y croirait pas. Mais c’est comme les accidents de la circulation, ça n’arrive pas qu’aux autres.

J’ai beaucoup aimé la fin, source d’espoir et de sagesse. Et c’est heureux qu’il y ait cette fin, cette sagesse, parce que moi aussi, à un moment, j’ai eu envie de tuer le juge.

Seb.

Tu tomberas avant la nuit, René Frégni, Folio, 171 p. , 6€90.

0 commentaire

    1. sebastienvidal19

      Je n’ai aucune peine à imaginer ce sourire, illuminant à souhait. Lui, il a une place à part dans mon cœur de lecteur. Je ne suis pas surpris qu’il te plaise, camarade.

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