« Devenu très attentif aux battements de son cœur et à son degré de fatigue, Emile aimerait comprendre jusqu’où va son endurance. Il continue de s’entraîner tout l’automne, tout l’hiver, et pas seulement au stade. Dans la rue, sur les routes, en forêt, dans les champs, partout au point de se faire mal et par n’importe quel temps, il court moins comme un homme que comme une de ces bêtes plus douées que nous pour ça. »
Ce livre est une biographie, une biographie bondissante, comme l’était ce satané Tchèque. Une biographie qui jouit de l’écriture d’une pointure, Jean Echenoz, qui n’a pas son pareil pour trouver le bon angle d’attaque. Ainsi, comme la manière de courir de Zatopek, ce livre passe par des moments de transition qui peuvent s’apparenter aux entraînements de l’athlète hors-norme qu’était Emile Zatopek, et puis subitement on se prend dans les dents une formidable accélération de la narration, des évènements, de la tension et des émotions ressenties.
Echenoz file l’humour, l’ironie, le sérieux de la documentation, et derrière les mots, on sent toute l’admiration de l’écrivain pour le coureur. Et cette histoire est belle, elle est belle parce qu’elle n’est pas magnifiée, les zones d’ombres sont éclairées par la foulée et l’écriture, et peu à peu, on assiste au miracle d’une vie, celle d’un petit homme simple qui n’avait rien pour lui au départ, dans une famille pauvre, contraint de travailler très tôt à l’usine, une usine de chaussures, premier coup de semonce de l’histoire. Parce qu’au début, Emile ne veut pas courir. Il tente de se dérober, feint la blessure. Mais ses qualités physiques vont le dénoncer, et il s’étonne lui-même. Car une chose est évidente chez lui, il n’a pas la grosse tête, un gros cœur oui, de gros poumons oui, mais il est et restera simple toute sa vie.
Une drôle de vie, sous le joug communiste, une existence qui prend réellement son essor lorsqu’il devient militaire, un bon moyen de gagner sa croute et de continuer à pratiquer la course à pied qu’il a appris à aimer.
Je ne vais pas vous faire la bio de la bio, il faut ce lire ce livre, 141 pages tendues, parfaites, comme autant de tours de piste sur la cendrée pulvérulente des débuts d’Emile, la Locomotive Tchèque.
Aujourd’hui, des tas d’athlètes et sportifs occupent le devant de la scène, un peu trop, ils feraient mieux de cesser les pubs pour les voitures et les marques de bricolage, pour les hamburgers et les baskets trop cool. Les dernières générations ne connaissent pas ce nom qui résonnait comme un synonyme de « phénomène », Zatopek. Un nom qui sonne, équilibré, un Z pour début et un K pour fin. Et cet homme était un cas. Je tiens simplement à faire un rappel, comme ça, pour que vous mesuriez à qui vous avez à faire, là, tout de suite : Emile Zatopek c’est cinq médailles olympiques dont quatre en or, quatre médailles européennes dont trois en or (à l’époque les championnats du monde n’existaient pas) mais aussi, et là on touche au surnaturel, 18 records mondiaux sur diverses distances, Emile Zatopek a été le premier homme à détenir simultanément 8 records du monde sur 8 distances différentes. En 1951, lors de la même course, il fait tomber quatre records du monde de quatre distances. Un phénomène, un extraterrestre. Aux jeux olympiques d’Helsinki en 1952, il devient le premier homme à remporter trois titres, 5000, 10 000 mètres et le marathon qu’il dispute pour la première fois de sa vie. Une performance que personne n’a jamais reproduite.
Avec sa plume unique, Jean Echenoz fait vivre Emile Zatopek, un Zatopek dans son enfance, dans son pays, dans son élément. Il s’immisce dans son esprit, tente de comprendre son fonctionnement, de découvrir comment un individu peut supporter autant de souffrance en course, comment un homme peut s’infliger une telle charge de travail à l’entraînement. Qu’y a-t-il dans cet homme qui fait qu’il fonctionne de la sorte, où est le secret, comme ça marche ?!
Une fois terminé ce livre fou de justesse, on n’a qu’une envie, chausser les baskets et aller courir, ouvrir grand les bras à l’air et au ciel, courir dans les chemins, comme un dératé, accélérer au maximum juste pour l’ivresse de l’effort, aller au bout du bout, toucher cet îlot qui recule sans cesse, celui de la plus extrême limite physique et mentale, parce que les deux sont liées.
Probablement aussi, que Jean Echenoz tente un parallèle entre Courir et Écrire, comment explorer son activité, son art, comment pousser plus loin, inventer et réinventer. J’aime cette idée.
Même si vous n’aimez pas la course à pied, vous aimerez ce livre, je parie que vous le dévorerez, parce qu’il ne parle pas que du champion stratosphérique, il parle d’un gamin, d’un homme, d’un époux, avec ses complexités, sa vie dans le fleuve de la grande Histoire, vous n’oublierez pas Emile Zatopek.
« Si tu veux courir, cours un kilomètre, si tu veux changer ta vie cours un marathon. » – Emile Zatopek.
Seb.
Courir, Jean Echenoz, Éditions de Minuit, 141 p. , 15€.